
Le fascisme de notre temps – Entretien avec Alberto Toscano
Nous publions ici la traduction d’un entretien d’Alberto Toscano par Agon Hamza et Frank Ruda pour la revue Crisis & Critique autour de son livre Fascisme tardif, sorti en anglais en 2023 et à paraître en français en 2025 aux éditions La Tempête. Cette interview nous livre des pistes pour penser la transformation du fascisme historique au regard des mutations du capitalisme contemporain, notamment l’évolution du rôle et de la forme de l’État ainsi que le retour du protectionnisme économique. Si la réflexion offerte par Toscano est abordée via un corpus théorique dense et hétérogène dont on s’inspirera volontiers, l’analyse nous semble néanmoins présenter quelques limites sur lesquelles nous souhaitions revenir.
Cet entretien ayant eu lieu en juin 2024, quelques mois avant les élections, les résultats des votes mettent en lumière un angle mort de l’analyse : celui de l’économie politique. En effet, il est désormais clair que l’élection de Trump est venue révéler une politicisation de l’économie qui a joué un rôle décisif dans le vote1. On peut l’interpréter à la fois comme une revanche contre l’hypocrisie démocrate fanfaronnant d’avoir “vaincu” l’inflation alors que les classes populaires ont perdu une vingtaine de pourcents de pouvoir d’achat, une volonté quasi explicite de restaurer un rapport social apparemment plus à l’avantage d’une partie des classes ouvrières et moyennes blanches via la réaffirmation d’un capital industriel chauvin, une validation sociale des projets de déportation de masse visant à limiter la concurrence entre travailleur·ses tout en disciplinant les immigré·es, et ceci en gardant un oeil sur la préservation de leurs positions sociales dans les bouleversements à venir des équilibres mondiaux2. Le Fascisme tardif de Toscano peut ainsi nous sembler un peu lointain, presque esthétisé, flirtant avec l’autonomisation culturaliste d’enjeux de classes, et se résumant ainsi par moments à une bataille contre le progressisme de gauche.
Cependant, nous ne cherchons pas pour autant à prétendre que les « raisons économiques » flotteraient dans un néant politique, que le vote ne serait motivé que par des strictes motivations économiques (rationnelles qui plus est). Cette séparation n’a aucun sens. L’opinion vis-à-vis des migrations ou de la citoyenneté recouvre toujours un soubassement économique, mais pour mieux le coder par la suite autour de questions de redistribution des richesses, et donc d’un rapport à l’État et de tout ce qui en découle (la citoyenneté/nationalité, la race, les structures familiales etc.)3. Toscano nous permet de penser tout ceci.
Soulignons notamment sa relecture de Bloch, dans laquelle il souligne que le fascisme n’est pas uniquement un phénomène psychologique ou l’instrumentalisation politique d’une frustration légitime par la haute bourgeoisie, mais une utopie pervertie de classes archaïques en déclassement. Il est ainsi important de suivre Bloch lorsqu’il « tentait d’ajouter à la pensée de la contradiction “contemporaine” entre le capital et le travail la sensibilité aux “contradictions non-contemporaines” qui concernaient des classes en décalage avec les rythmes et les lieux de l’accumulation capitaliste (paysannerie, petite bourgeoisie, aristocratie, lumpenprolétariat, etc.) »4. L’attention à ces “contradictions non-contemporaines” nous semblent être d’une importance cruciale pour comprendre l’idéologie en marche dans les différents fascismes.
Notre critique est ailleurs. Le reproche que nous faisons au fond à son travail est que, bien qu’il nous donne des outils pertinents pour penser les recodages idéologiques et leurs mises en forme fascisante, il ne donne pas d’éléments pour penser à partir de quoi se construit ce recodage. Cette analyse tend ainsi à appeler une réponse “politique” ou “antifasciste” dans un champ qui se serait autonomisé de sa base matérielle, tombant au choix dans le plus banal parlementarisme ou dans son prolongement dans la rue, mais cherchant toujours sa légitimité dans l’État.
Du point de vue communiste, il nous faut nécessairement penser au-delà du niveau apparent des reconstructions idéologiques opérées via les conflits sociaux et les crises du capital. Ce texte s’avère donc précieux pour penser les dynamiques idéologiques propres aux fascismes, mais nous tenons à rappeler que, tant qu’il y aura de l’argent, on ne fera pas l’économie de l’économie.
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Merci de discuter avec nous de votre dernier travail et de vos réflexions sur la reconstitution, la réémergence ou plus simplement la présence de nouvelles formes de positions réactionnaires et obscurantistes dans la conjoncture actuelle. Nous aimerions commencer avec une observation et une question plus large, qui est aussi celle avec laquelle vous commencez votre livre Late Fascism, à savoir les nettes prolifération et progression des mouvements et partis d’extrême-droite. La question est : qu’est-ce qui permet de les qualifier ou non de fascistes (ce qui est trop souvent fait de manière irréfléchie) ?
Je vous remercie d’avoir initié et accueilli cette conversation et pour votre travail infatigable avec Crisis and Critique. Pour établir un double registre d’analyse qui ne laisse pas d’éléments de côté, il nous faudrait avant tout stabiliser notre définition du fascisme, une opération qui je pense – et que je défends dans le livre – pose plusieurs défis, puisqu’elle a tendance à nier le fait que le fascisme est « ouvert à l’historicité », pour citer le sociologue marxiste équatorien Agustín Cueva. Si l’on prend comme indicateurs les mouvements et les régimes fascistes qui ont façonné la deuxième Guerre de Trente ans5 en Europe, deux dissonances principales nous viennent à l’esprit. La première porte à la fois sur le caractère sociologique et subjectif : dans l’ensemble, les formations réactionnaires contemporaines ne sont pas des mouvements de masses recrutant, entre autres, des vétérans des guerres totales dans des organisations paramilitaires et des partis politiques avec une pénétration capillaire dans la vie quotidienne, la société civile et l’appareil étatique. Si le Männerbund n’a pas entièrement disparu, l’extrême droite-contemporaine est majoritairement un amalgame électoral de publics fragmentés ou “gélatineux” (pour emprunter un adjectif gramscien) et non une machine qui organise verticalement une adhésion militante depuis les sommets de l’État jusque dans la rue et les quartiers. Elle opère dans un champ social frappé par la frustration et la désaffiliation et, bien qu’elle puisse cristalliser violemment des passions tristes de toutes sortes, elle ne peut pas offrir de formes-de-vie contre-révolutionnaires de la même manière que ses ancêtres l’ont fait. Cela m’amène à la deuxième dissonance : tout en s’appuyant sur les lieux communs palingénésiques6 du fascisme historique et générique – reconquêtes, renaissances, rédemptions et revanches, “make X great again” et ainsi de suite – l’extrême-droite contemporaine se situe finalement davantage dans le commerce de la conservation ou de la restauration de privilèges ou de statuts réels et imaginaires que dans la promesse d’un avenir, même archaïque, ou dans la construction d’un homme nouveau. Tout en prônant le recyclage de certains des topos de l’intelligentsia du conservatisme révolutionnaire, elle se manifeste d’abord, comme je l’ai noté ailleurs, en tant que vote protestataire en faveur du statu quo. Ces dissonances peuvent être expliquées par le fait qu’il n’y a plus d’anticapitalismes révolutionnaires qui menacent l’ordre établi que l’extrême-droite se trouverait ensuite obligée de contrer par une sorte d’inoculation ou de mimésis inversée. L’absence d’un défi émancipateur crédible à l’encontre du système explique en grande partie le conservatisme des pratiques et des imaginaires de l’extrême-droite – mais nous ne devons pas sous-estimer l’ampleur de la pression double exercée par la stagnation économique de long-terme et la crise climatique prolongée qui s’intriquent pour restreindre massivement tout horizon d’attente politique. Son leitmotiv est bien la défense excluante, si nécessaire violente ou exterminatrice, d’un privilège limité et menacé, non pas l’utopie sacrificielle d’une domination nationale ou raciale. Une mise en garde importante est nécessaire ici : cette ébauche traite principalement du fascisme tardif du “Nord global”. Si la majorité de ces tendances sont planétaires, je pense que nous devons recalibrer notre angle d’approche et nos catégories pour prendre en compte les singularités des politiques d’extrême-droite dans des cadres géopolitiques névralgiques comme la Russie, l’Inde ou Israël, qui ont tous été l’objet de vifs débats à propos de la pertinence de la catégorie de fasciste. La consolidation avancée de l’autoritarisme russe dans le contexte de la guerre en Ukraine a par exemple conduit Ilya Budraitskis à voir dans le régime de Putin un fascisme sui generis sans “mouvement”, tandis qu’à la fois l’Inde et Israël (dont la convergence a récemment fait l’objet de nombreuses analyses) présentent une intégration de la violence déléguée aux milices, à la foule et aux colons dans des projets d’État ethno-racial qui correspondent bien mieux aux définitions classiques du fascisme que tout ce qu’on peut trouver sur les rivages de l’Atlantique.

Vous défendez dans le livre que le fascisme s’accompagne de manière structurante de ce qu’Ernst Bloch a appelé “l’escroquerie de l’accomplissement” [swindle of fulfillment], mais vous soulevez aussi la question de savoir si c’est toujours le cas pour les dynamiques fascistes contemporaines (en ce sens qu’il y avait auparavant, ou du moins qu’il y a pu y avoir, une impulsion émancipatrice que le fascisme a traduite et fondamentalement mal articulée mais dont il avait besoin comme force mobilisatrice). L’escroquerie consistait alors à promettre un changement mais à réaliser en vérité une opération de reproduction sociale (en mobilisant un antagonisme dans la superstructure qui prétend à la fois être de et dans la base). Selon vous, la nouvelle droite contemporaine fonctionne-t-elle encore sur le même registre (nous ne faisons ici qu’extrapoler l’une des lectures que vous donnez des mouvements fascistes) ?
Je pense que les énergies utopiques de la droite contemporaine – qui n’est après tout qu’un symptôme de son époque, ou de sa conjoncture – sont pour la plupart assez faibles, à l’exception marquante et susmentionnée de la justification religieuse fondamentaliste d’une suprématie juive ou hindoue, c’est-à-dire des utopies de domination, de purification et d’expulsion dans laquelle la rédemption est toujours assombrie par la possibilité ou le fantasme du génocide. Cependant, même ces formations sont structurées par la petitesse (dans le sens à la fois de “petit-bourgeois” et de “petit-souverain”) de ce que j’ai qualifié de reproduction antagoniste, à savoir l’intérêt prosaïque à exclure les autres racialisés et stigmatisés des ressources matérielles, de la propriété, de l’espace social, etc. En ce sens, “l’escroquerie de l’accomplissement” – l’illusion qu’un régime réactionnaire satisfera des désirs profonds d’abondance ou de liberté, son caractère “d’utopie pervertie” – peut se manifester comme l’accomplissement de l’escroquerie, pour ainsi dire, à savoir la justification idéologique d’actes basiques de dépossession et d’appropriation. C’est dans cette perspective que, pour citer deux ouvrages célèbres et controversés sur l’étiologie du national-socialisme, nous avons peut-être davantage affaire au fait qu’Hitler a acheté les Allemands plutôt qu’il ne les a transformés en bourreaux volontaires. Cela nous ramène à ce que j’essayais d’articuler dans ma première réponse, c’est-à-dire que les succès de l’extrême-droite contemporaine s’appuient, pour le moment, sur le fait de ne pas exiger de changements en profondeur dans le comportement ou dans l’identité de ses partisan·es. En effet, elle base la majorité de sa propagande sur l’affirmation que les “élites libérales des métropoles”, “la gauche” ou encore le “capital woke” réclament des transformations qui, elles, rompraient avec la vie quotidienne, que ce soit en limitant le mode de vie impérialiste reposant sur les combustibles fossiles (d’où la projection de traits sinistres sur tout, du véganisme aux cuisinières à induction) ou en remettant en question la famille hétérosexuelle comme fondement de l’ordre social (d’où des paniques morales orchestrées autour de la transidentité, de la “théorie du genre”, etc).
Dans ce contexte, que faites-vous des discours de l’extrême-droite contemporaine à propos de la remigration ? Par exemple, l’extrême-droite allemande a tenu une réunion secrète près de Berlin il y a peu pour commencer à débattre d’en faire une stratégie politique centrale (ce qui a provoqué un léger scandale), l’extrême-droite autrichienne, très puissante électoralement, discute ouvertement de plans de remigration, l’Angleterre aussi planifie déjà ouvertement des déportations vers le Rwanda (à l’encontre de toute la jurisprudence), et nous pouvons également rappeler que dans les années 1930 les Allemands prévoyaient pour un temps de déporter la population juive d’abord dans des ghettos en Pologne mais aussi, à terme, de les envoyer à Madagascar. Est-ce qu’il existe une géopolitique fasciste qui demeure identique (ou cela fait-il partie de la manière dont le fascisme s’appuie sur le racisme et pourriez-vous en dire quelques mots également) ?
Les appels pour un “rapatriement volontaire” des groupes racialisés et pour la déportation des minorités, migrant·es ou réfugié·es font partie du répertoire de l’extrême-droite en Europe depuis très longtemps. Ce qui est plus frappant est la manière dont ils sont devenus l’apanage de la droite conservatrice mainstream, de plus en plus indistinguable de ses cousins autrefois pestiférés. En prenant du recul, je pense que nous pouvons nous rappeler que la formation de l’État-nation capitaliste moderne a été accompagnée non seulement par des biopolitiques largement commentées, mais aussi par une pratique et une idéologie de transfert et de partition de la population, qui se sont traduites par d’innombrables cas de nettoyage ethnique (à ce propos, les ouvrages Dark Side of Democracy de Michael Mann et No Enchanted Palace de Mark Mazower sont instructifs). Dans la mesure où le fascisme est une expression particulièrement pathologique de cette histoire, je pense que nous pouvons le périodiser d’une façon qui éclaire notre difficile situation actuelle. Le fascisme classique de l’entre-deux-guerres était un phénomène d’impérialisme tardif, au sein duquel les retardataires comme l’Allemagne et l’Italie tentaient en quelques sortes de créer les conditions pour un colonialisme de peuplement à l’heure du capital monopolistique – en témoignent le Generalplan Ost ou les efforts déployés par l’Italie pour coloniser la Libye et la Corne de l’Afrique. Ce que de nombreux commentateurs ont tenté, pendant les années 1960 et 1970, de théoriser comme un “nouveau fascisme” n’était pas seulement un nouveau type de contre-révolution impulsé négativement par les révolutions naissantes dans le monde, il était aussi, comme l’économiste marxiste polonais Michael Kalecki l’a vu dans son essai de 1964 The Fascism of Our Times, majoritairement dirigé par « l’émancipation potentielle des nations opprimées, ou la décolonisation dans un sens large ». Kalecki donnait comme exemple emblématique le fascisme des colons qui luttaient pour une “Algérie française”. Si l’on pense à la manière dont le projet contre-révolutionnaire de maintien de la suprématie blanche dans les “territoires d’outremer” a directement nourri l’extrême-droite française, depuis l’OAS jusqu’au Front National, on peut aussi réfléchir à la façon dont le projet expansionniste de colonialisme de peuplement s’est transformé en efforts d’arrière-garde pour le défendre, alimentant la réaction contre la mutation “postcoloniale” de la métropole. Ainsi, le fascisme racial peut muter d’une forme d’expansion à une forme d’exclusion, avec l’ironie selon laquelle les héritiers des idéologies politiques qui ont fait tout leur possible pour réaliser un “grand remplacement” – de l’indigène par le colon – réactivent aujourd’hui des paniques morales vieilles de plusieurs siècles à propos de la « marée montante de la couleur »7.

Comme vous le montrez dans l’un des chapitres du livre, le “virus fasciste” (Polanyi) s’accompagne d’une habileté particulière du fascisme à s’approprier le concept de liberté et même à s’aligner avec ce qui pourrait apparaître comme son contraire, à savoir le libéralisme. Comme vous le défendez, le fascisme n’est pas l’inverse ou l’opposé du libéralisme mais est entièrement compatible avec celui-ci : il mobilise la dynamique autoritaire de ce dernier pour une cause en apparence rebelle, ce que vous appelez le rebelle autoritaire (ce qui rappelle, dans une inversion dérangeante, l’ouvrage d’Hobsbawm sur les “rebelles primitifs”) et qui permet encore plus d’autoritarisme en apparence rebelle mais qui en définitive s’avère pleinement compatible avec le calcul économique (Götz Aly a élaboré cet argument de manière plus développée à propos du fascisme allemand). Qu’est-ce que tout cela signifie pour le rôle de l’État – puisque le fascisme est toujours une affaire de contrôle de l’État ? En d’autres termes, qu’est-ce qu’un étatisme anti-étatique ?
Je ne veux pas prétendre qu’il y ait a priori une identité ou une symbiose secrètes entre le libéralisme et le fascisme, mais plutôt réfléchir à la manière dont le libéralisme “actuellement existant” a été hanté – comme Domenico Losurdo le soutient, avec George Frederickson – par une “démocratie ethnique” ou par ce que Ernst Fraenkel a analysé comme un “État dual”, avec une face normative et une face discrétionnaire de part et d’autre des lignes de couleur, de classe et de colonisation. La question critique et historique qui préoccupe presque tou·tes les penseur·ses sur lesquel·les j’appuie mon travail, d’Herbert Marcuse à Cedric Robinson, de Theodor Adorno à Angela Davis, de W.E.B. Du Bois à Ruth Wilson Gilmore, est la manière dont les potentialités de la fascisation sont semées et nourries par les sociétés capitalistes dont l’idéologie dominante est une variante du libéralisme. La montée en puissance de l’État-anti-État – un concept avancé par Gilmore qui a l’avantage de déplacer la discussion d’une histoire idéologique interne du néolibéralisme à l’économie et la géographie politiques de l’État (racial) – offre un autre angle d’attaque pour périodiser le fascisme et les potentialités fascistes, et pour rompre l’identification finalement réconfortante du fascisme avec la “statolatrie” [statolatry] ou le totalitarisme. C’est dans cette perspective que j’ai également cherché à mettre en évidence les moments du fascisme de l’entre-deux-guerres qui présagent notre présent “néolibéral”, notamment en retraçant la manière dont Mussolini, au moment de la Marche sur Rome, a explicitement identifié le fascisme avec une politique économique ultra-libérale qui a besoin de la violence étatique et paraétatique pour se mettre à l’abri des secousses de la lutte des classes. Au sein du continuum entre “l’État fort” et l’économie de “libre-marché”, le fascisme à proprement parler peut se décliner en une multitude de libéralismes autoritaires et de néolibéralismes. L’examen de classification et d’analyse politique de ces formations capitalistes réactionnaires constituait un champ de débat particulièrement vif et urgent parmi les marxistes latino-américains et les théoriciens de la dépendance opposés aux dictatures militaires des années 1960, 1970 et 1980 – ce que j’ai essayé d’explorer dans un récent article pour South Atlantic Quarterly.
Quelle est la différence entre la nouvelle droite et les mouvements et partis de l’extrême-droite historique ? Entre la nouvelle droite et le fascisme “traditionnel”, si tant est qu’il existe ? Nous posons cette question parce que nous aimerions que vous nous en disiez davantage à propos de ce qui définit précisément ce que vous appelez le “fascisme tardif” (hormis qu’il s’agit de penser le fascisme à travers sa perspective historique) ?
Avec un peu de chance, ma réponse précédente a esquissé plusieurs axes autour desquels on peut explorer les analogies et les dissonances, les continuités et les discontinuités, au moins en essayant de périodiser le fascisme à l’aide d’autres paramètres historiques (colonialisme/décolonisation, libéralisme/néolibéralisme, industriel/post-industriel, etc). Le fascisme “traditionnel” était déjà “tardif”, dans le sens où il prenait racine dans des pays qui tentaient de s’imposer tardivement dans la politique planétaire de la concurrence inter-impérialistes et coloniale (Allemagne, Italie, Japon). Mais il s’agissait également d’un effort colossal pour moderniser les institutions et les technologies du pouvoir d’État et des masses politiques à un moment où il ne faisait plus aucun doute que le libéralisme du XIXe siècle ne parvenait plus à remplir une fonction hégémonique alors que s’intensifiaient la lutte des classes et la “guerre civile globale”. Aujourd’hui, le “retard” a une valeur différente. Il témoigne du fait que, en tant que portes de sortie aux crises capitalistes, les projets actuels de l’extrême-droite – animés par la même mystique que leurs prédécesseurs – sont très fébriles, nous pourrions même dire obsolètes (ce qui ne veut pas dire inconséquents ou inoffensifs, loin de là). La persistance des fantasmes à propos du “capital national”, des campagnes stériles pour augmenter la natalité des populations “autochtones”, ou, de manière encore plus grotesque, des récits réactionnaires concernant la résurrection d’une “classe ouvrière” ethno-nationale (“les hommes et les femmes oublié·es”, etc.) – tout cela est bien plus déconnecté de la “base” que les projets d’autarcie et de revanchisme (meurtriers et à leur manière tardifs) qui définissaient le fascisme traditionnel. Paradoxalement, l’extrême-droite contemporaine, quand elle ne prône pas simplement la défense autoritaire des droits ethno-nationaux déjà en vigueur, s’appuie sur des tropes coutumiers de l’histoire du fascisme (par exemple le grand remplacement) pour se tourner avec nostalgie vers le pacte social qui définissait le post-fascisme (les Trente glorieuses du fordisme, avant la décolonisation).

Cette année marque le cent-dixième anniversaire du début de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, les guerres et les conflits violents sont présents dans presque toutes les régions du monde : le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Europe, sans oublier les guerres civiles en Haïti ou en Birmanie, etc. Et d’autres guerres sont imminentes. Quelle est votre évaluation de la situation dans le contexte actuel des succès remportés par les mouvements et les partis de la nouvelle droite de partout ? Certain·es analystes ont comparé notre situation contemporaine avec la conjoncture précédant la Première Guerre mondiale. Cependant, avec les conflits récents, cette comparaison ne semble plus tenir.
Dans le panorama européen, il faut noter que les libéraux classiques, les conservateurs et quelques sociaux-démocrates s’avèrent bien plus bellicistes que l’extrême-droite quand il s’agit de faire la guerre en Ukraine (tandis qu’ils convergent tous dans l’apologie de la guerre génocidaire menée par Israël contre le peuple palestinien). L’extrême-droite est toujours animée par des rhétoriques et des imaginaires de violence sociale et de guerre sociale – en l’occurrence contre les migrant·es – mais elle est largement indifférente à l’idéologie militaire qui était si essentielle à la subjectivité réactionnaire (et pas seulement au fascisme) à l’approche et à la suite de la Grande Guerre. Aujourd’hui, la réaction veut la sécurité à tout prix, tout en rejetant les coûts sur les autres. “Sacrifice” n’est pas un terme important dans son lexique (c’est aussi le cas du langage de plus en plus fasciste du colonialisme israélien, dont la violence exterminatrice est exacerbée par une aversion pour les pertes humaines qu’entraîne la présence de troupes sur le terrain, comme on l’a vu avec les États-Unis en Irak et en Afghanistan).
2024 est une année d’élections en Inde, en Russie, en Europe, aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres lieux encore. Les mouvements de la nouvelle droite comptent leurs forces dans ce qu’on pourrait appeler un paradoxal internationalisme des nationalistes. La gauche semble plus faible qu’il y a cinquante ans. Selon vous, qu’est-ce qui pourrait changer cette situation (si c’est possible) ?
À court terme, et dans les lieux que vous listez, je n’entrevois aucune perspective d’espoir. C’est en partie dû au pessimisme et au cynisme sous-jacents qui marquent la structure affective de ce tournant à l’extrême-droite, c’est-à-dire le sentiment où, dans un monde fait de stagnation économique, de réduction du champ des possibles et de catastrophes imminentes (ou déjà là), l’unique option est de garantir ses privilèges et ses avantages (qu’ils s’avèrent être réels, symboliques ou imaginaires). À l’appel « Ne désespérez pas ! Organisez-vous », on pourrait répondre que notre problème est “d’organiser le désespoir”. Comme je l’ai écrit dans un article récent : « si nous reconnaissons que ce cycle politique réactionnaire mondial est un effet de la contraction de nos horizons politiques, alors notre réponse doit être différente. Il nous faut réfléchir à l’appel du philosophe allemand Walter Benjamin pour “organiser le pessimisme” et ce à quoi cela pourrait ressembler aujourd’hui : ne pas décharger les pathologies du capitalisme contemporain sur les damnés de la Terre, ni chercher des boucs émissaires pour soulager nos craintes mais collectiviser notre condition catastrophique – en réalisant que la sécurité imaginaire de quelques-uns ne peut être obtenue au prix de l’élimination de la plus grande partie de l’humanité. Dans l’imaginaire conspirationniste de l’extrême-droite actuelle, nous pouvons entrevoir, comme dans un miroir déformant, ce à quoi doit ressembler la gauche dont nous avons besoin. Pour l’extrême-droite, la gauche est l’agent d’un changement monumental : à la limite de détruire l’industrie pétrolière, d’abolir les prisons et la police, d’ébranler la propriété privée et de renverser la civilisation occidentale blanche. Autrement dit, la gauche des cauchemars de l’extrême-droite défait systématiquement les causes d’une grande partie de notre misère – c’est cela, organiser le désespoir ». Comme la séparation massive et même l’antagonisme entre l’arène de la politique “progressiste” et la vague des campements pour la Palestine l’ont récemment démontré aux États-Unis, s’il est compréhensible que la sphère électorale concentre des énergies (notamment en ce qui concerne les conséquences profondément régressives des lois de l’extrême-droite sur le climat, la justice reproductive [notamment l’IVG, NdT], les droits sociaux, etc.), elle est profondément hostile aux projets d’émancipation radicale, d’autant plus lorsqu’ils manquent d’un pouvoir social réel, c’est-à-dire menaçant (comme Mario Tronti l’a dit lors de la conférence Historical Materialism en 2006 à Londres : « nous devons refaire peur aux capitalistes »). Ce genre de pouvoir social a seulement été assuré (de manière précaire) dans des moments et des mouvements de rupture, plus récemment, très imparfaitement, dans le long et houleux sillage de la crise financière de 2007-2008.

Pensez-vous qu’il y a une responsabilité (historique et/ou politique) de la gauche dans la genèse de la nouvelle droite ? Nous pensons là, entre autres, à l’affirmation de Walter Benjamin selon laquelle tout fascisme est le résultat d’une révolution faillie.
Je me garderais bien de parler de parler de responsabilité en termes de culpabilité, notamment en raison des plaisirs masochistes douteux que la gauche prend en s’attardant sur ses erreurs, mais je pense évidemment que la maxime de Benjamin peut être confirmée empiriquement et qu’elle demeure un guide important pour l’analyse. On pourrait dire, un peu grossièrement, que le fascisme tardif est le résultat de toute une série de réformes ratées (ou absentes). Ce n’est sûrement pas un hasard si la majorité des guerres culturelles menées par l’extrême-droite – hormis la tentative de rehausser les salaires psychologiques8, rien n’est fait à propos des salaires monétaires – sont concentrées sur des politiques réformistes (l’écologie, le genre, la diversité, les droits) qu’elle dépeint systématiquement et à dessein comme radicales voire révolutionnaires (le multiculturalisme est pris pour du maoïsme, et ainsi de suite).
Pour finir, nous aimerions revenir sur un autre lieu commun évoqué à maintes reprises dans les débats sur la droite traditionnelle et contemporaine. C’est une question, en quelque sorte, sur la (nouvelle ?) esthétique de la nouvelle droite. Existe-t-il une relation entre la nouvelle droite et l’idée que le fascisme réalise une esthétisation de la politique ?
À la marge des aspirations culturelles de l’extrême-droite (de Bronze Age Pervert9 à fashwave10), il y a quelques efforts désuets d’esthétisation qui ne peuvent pas vraiment faire concurrence à Jünger, Marinetti ou Mishima11, pour ne pas dire plus. Dans ce domaine en particulier, je pense que le fascisme tardif se révèle être un pastiche pathétique, mais pas inoffensif, de son prédécesseur.
- Voir l’article de Michael Roberts, “US election 2024 : inflation, immigration and identity”, https://thenextrecession.wordpress.com/2024/11/09/us-election-2024-inflation-immigration-and-identity/ ou celui de Tim Barker, “Dealignment”, https://newleftreview.org/sidecar/posts/dealignment ↩︎
- Sur l’élection de Trump, sa composition de classes, les fractions capitalistes associés et son imbrication dans les perspectives de guerre, voir l’excellent entretien avec Phil Neel à paraître en français sur notre site sous peu : https://www.infoaut.org/traduzioni/a-fistful-of-dripping-hate-intervista-a-phil-a-neel-eng-version ↩︎
- Sur la reconstruction idéologique des conflits, voir Théorie Communiste, “Une séquence particulière”, https://dndf.org/wp-content/uploads/2014/04/s%C3%A9quencePart.pdf ↩︎
- A. Toscano, Late Fascism, Verso, 2023. À paraître aux éditions La Tempête en 2025. ↩︎
- La “deuxième Guerre de Trente ans” renvoie à une relecture, avec Enzo Traverso (À feu et à sang), des conflits qui ont traversé le Vieux continent tout au long de la première moitié du XXe siècle comme une seule guerre civile européenne globale, NdT. ↩︎
- Relatif à un mouvement de régénération naturel et cyclique, NdT. ↩︎
- “Rising tide of colour”, référence au pamphlet éponyme du suprémaciste blanc américain Lothrop Stoddard paru en 1920, NdT. ↩︎
- Fondés sur une supériorité raciale symbolique, cf Le Salaire du blanc (éd. Syllepse) de David Roediger, NdT. ↩︎
- “Philosophe” incel sévissant sur Twitter, admirant béatement un art gréco-romain dont les significations lui échappent complètement, NdT. ↩︎
- Sous-genre musical insipide dérivé du synthwave et très populaire au sein des communautés alt-right (le “fash” étant là pour fasciste), NdT. ↩︎
- Egéries de la culture fasciste, Ernst Jünger est un auteur phare de la “révolution conservatrice” allemande, Yukio Mishima un écrivain nationaliste japonais partisan d’un empire de droit divin et Filippo Tommaso Marinetti le fondateur du futurisme italien, courant artistique proche du fascisme de Mussolini, NdT. ↩︎











