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Critique, autonomie, communisme

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Dans les flammes de l’été : les émeutes pour Nahel et l’hypothèse communiste

Cet article constitue la seconde partie d’un dossier sur les luttes de classes en France en 2023, dont la première partie sur le mouvement des retraites a été publiée sur notre site.

Rappelant que c’est en partant de l’activité du prolétariat dans les luttes telle qu’elle est que l’on peut véritablement mener l’analyse des émeutes suivant la mort de Nahel, cet article interroge dans quelle mesure ces dernières ont esquissé ce que pourrait être une insurrection communiste. Il entend penser les émeutes à partir de la situation particulière du prolétariat racisé afin de comprendre la situation générale du prolétariat depuis la dernière restructuration du mode de production capitaliste.

La fin du printemps 

« Prêt à tout brûler comme à Vaulx-en-Velin »

ISHA – Au Grand Jamais

Le 27 juin dernier, la vidéo d’un meurtre policier à l’occasion d’un contrôle routier faisait le tour des réseaux sociaux. On y voyait deux flics abattre le conducteur d’une voiture à l’arrêt à Nanterre. Si l’évènement en lui-même ne sortait malheureusement en rien de l’ordinaire du prolétariat racisé des banlieues françaises, l’existence d’une vidéo exhibant aux yeux de tou·tes la barbarie criante du meurtre d’un adolescent de 17 ans a conféré une spécificité à ce qui n’aurait pu rester qu’un fait divers local – à l’image d’un récent assassinat du même genre à Cherbourg. La large circulation de la vidéo a rapidement provoqué une explosion de colère menant – entre autres – à une vague d’émeutes dès le soir du crime.


Si l’irruption d’émeutes en réaction à un meurtre policier n’a en soi rien d’exceptionnel[1], celles suivant la mort de Nahel ont toutefois singulièrement marqué l’année 2023 – si ce n’est au-delà. Leur intensité, leur dynamique, leur contenu, mais aussi leur répression ont marqué un moment particulier de la lutte des classes en général. Sitôt les premiers affrontements engagés, l’événement fit définitivement taire les dernières psalmodies du mouvement social[2] et augura une offensivité politique inédite en France depuis les plus glorieux actes des Gilets Jaunes. De ce fait, les émeutes bénéficièrent d’un large soutien, y compris dans les rangs de l’extrême-gauche, alors qu’elles avaient été unanimement réprouvées en 2005[3], après la mort de Zyed et Bouna. Paradoxalement, la plupart de ce qui a été produit à leur sujet dans nos milieux se résume à d’inaudibles manifestations de solidarité – sous forme de slogans exaltés – à destination des émeutiers. Si elles n’ont duré qu’une poignée de jours, nous pensons que ces émeutes ont constitué un moment important du cycle de lutte actuel dont il s’agit de faire vivre le récit et l’héritage. 

Dès le 27 juin, des émeutes éclatent, restant alors circonscrites à certains quartiers de Nanterre, et quelques incendies se propagent, principalement dans le 92, dans quelques quartiers de la région parisienne et dans une poignée d’autres grandes villes. Le lendemain, les émeutes s’étendent à de nombreuses villes partout en France. Le 29 juin a lieu une marche blanche à Nanterre rassemblant aussi bien député·es du PS que militant·es autonomes, au milieu des habitant·es des cités environnantes. Fait pas si anecdotique que ça : la mère de Nahel refuse d’appeler au calme. Attaques de prisons, de transports publics, de CAF, d’écoles, de bibliothèques, de garderies, de commissariats, de bureaux de tabac et de supermarchés seront la normalité des jours qui suivirent, jusqu’aux zones résidentielles réputées “tranquilles”. Des journalistes sont tabassés et leur matériel dérobé avant que le contenu de leur pellicule ne finisse dans les bureaux de la police judiciaire.

Le Sénat a fait les comptes : 2.500 bâtiments touchés, 12.000 voitures brûlées et 782 flics blessés dans 672 communes et 95 des 101 départements. En une seule semaine, ces chiffres dépassent ceux de 2005 qui en a pourtant duré trois, et les émeutes se propagent à une vitesse sans précédent, notamment en ce qui concerne les villes moyennes. 

L’État se décide alors à déployer des troupes d’élite (RAID, BRI, GIGN) en supplément des 40.000 flics et gendarmes envoyés réprimer les émeutes. Le préfet de Guyane annonce qu’un fonctionnaire territorial est mort d’une balle perdue prétendument[4] tirée par des émeutiers. Le 30, les émeutes continuent de se diffuser et de s’intensifier, des mairies sont crâmées et un train de fret est attaqué. Le lendemain, à Marseille, le centre-ville est hors de contrôle pendant plusieurs heures et des policiers du RAID assassinent Mohamed Bendriss d’un tir de LBD en pleine poitrine. Son cousin s’était fait éborgner par la même arme “non-létale” la veille[5]. Les émeutes se poursuivent les jours suivants en perdant graduellement de l’ampleur jusqu’au 5 juillet où les violences baissent suffisamment pour que les médias sautent sur l’occasion pour annoncer la séquence terminée. Si quelques échauffourées perdurent, il faut bien reconnaître que les émeutes n’auront tenu que 9 jours, le retour à l’ordre s’avérant aussi rapide que l’a été l’éruption de la révolte. Près de 4.000 personnes sont interpellées, et le tiers d’entre elles seront condamnées à des peines de prison ferme, soit trois fois plus qu’en 2005. Le bilan matériel des émeutes atteint un niveau inédit, les assureurs chiffrant les dégâts à plus d’un milliard d’euros.

Quelques semaines après le mouvement contre la réforme des retraites, les émeutes ont ouvert une brèche dans le cours quotidien de la lutte de classes que les cortèges du mois de mars n’avaient même pas pu entrevoir. Mais si la comparaison rend évidentes les différences qualitatives entre les deux mouvements – et criantes les limites du premier – peu d’analyses ont été produites à propos de ces nuits d’été dont l’intensité n’a pu être contenue que par la brutalité de la répression. Les traces de bitume fondu sous l’incendie de voitures furent les seules cicatrices d’un épisode trop vite rendu à l’histoire. Sans fantasmer un mouvement qui n’a pas enfanté le communisme, il nous semble primordial de rouvrir la discussion à propos de ces émeutes. Nous entendons les considérer pour ce qu’elles sont, ni purement raciales, ni purement prolétariennes : des émeutes de prolétaires racisés – racisés en tant que prolétaires et prolétaires en tant que racisés.

Les mésaventures de la lutte des classes

« Il est dur d’être un homme pauvre, mais être une race pauvre au pays des dollars est la pire épreuve. »
William E. B. Du Bois, Les Âmes du peuple noir

Gauchistes en mal de sujet révolutionnaire, sociologues et/ou flics, la question transversale à tous les observateurs du brasier qui a essaimé dans les banlieues françaises à l’été 2023 fut de déterminer qui était l’émeutier, c’est-à-dire sa situation professionnelle, ses réseaux de sociabilité, ses rancœurs et, en fin de compte, ses objectifs. Il s’agissait, en un mot, de traduire tant bien que mal son activité dans le langage de la politique afin d’y avoir pied. Mais combler une telle extériorité à son objet à grand renfort d’études statistiques ne se fait pas sans heurts, et on risque de manquer l’essentiel.

Car il y eût bien sûr le crime en lui-même, la militarisation de la répression et l’odieuse cagnotte que l’extrême-droite versa à l’assassin pour le remercier d’avoir servi avec tant de zèle l’ordre endocolonial. Voilà ce qui appartient au domaine de l’injustice et qui est aisément accessible à toute étude documentaire. Mais il y eût aussi la révolte, qui ne répond jamais directement à l’événement qui l’a déclenchée mais poursuit sa propre histoire et trace d’elle-même les possibles chemins de son dépassement. 

Quand Debord écrivait, dans un contexte analogue[6], que la tâche de la théorie révolutionnaire est de donner aux émeutiers leurs raisons, il reconnaissait judicieusement que l’enjeu du communisme ne se pose qu’à partir du second point de vue. Les situationnistes ont adopté cette perspective lorsqu’ils avancèrent que c’est à cause de la “survie augmentée”, c’est-à-dire la prolifération publicitaire de marchandises assouvissant les besoins artificiels des individus “aliénés” par le spectacle, que les blancs ne parvenaient pas à saisir ce que le prolétariat noir contestait déjà en acte. En tant que consommateurs passifs de marchandises, les blancs subiraient cette “drogue” qu’est le spectacle et se plieraient à ses directives. A contrario, les Noir·es, pour qui l’accès au salariat est précaire et dont la misère matérielle interdit toute consommation superflue, se révèleraient inassimilables par un spectacle qui n’a rien à leur offrir.

La logique spectaculaire souffre ici d’une contradiction immanente. D’une part, la publicité et le règne de la marchandise imposent universellement la possession et la consommation comme insatiable accomplissement de la vie sociale. D’autre part, l’accès à ces marchandises est restreinte à une minorité de travailleur·ses bénéficiant d’un salaire confortable. C’est ce hiatus entre la réalité matérielle du prolétariat noir et ce que le spectacle lui promet qui lui ferait alors prendre conscience de sa misère sociale : « Les Noirs de Los Angeles sont mieux payés que partout ailleurs aux États-Unis, mais ils sont là encore plus séparés qu’ailleurs de la richesse maximum qui s’étale précisément en Californie ». Mais, pour que ce hiatus existe concrètement, les situationnistes estiment nécessaire que se dresse face aux Noir·es une ostensible abondance de marchandises, sans quoi la pauvreté absolue prendrait le pas sur les contradictions du spectacle et condamnerait les prolétaires à l’inaction et au désespoir. 
Exclus du procès de circulation capitaliste, où la valeur d’échange gouverne les rapports sociaux, les Noir·es n’auraient eu d’autre choix que de détruire par le pillage la valeur virtuellement contenue dans les marchandises, qui se réalise habituellement dans l’acte d’achat, et de ne laisser survivre que la valeur d’usage concrète : « Les Noirs de Los Angeles, comme les bandes de jeunes délinquants de tous les pays avancés, mais plus radicalement parce qu’à l’échelle d’une classe globalement sans avenir [souligné par nous], d’une partie du prolétariat qui ne peut croire à des chances notables de promotion et d’intégration, prennent au mot la propagande du capitalisme moderne, sa publicité de l’abondance. Ils veulent tout de suite tous les objets montrés et abstraitement disponibles, parce qu’ils veulent en faire usage ». L’abondance marchande est alors « prise au mot » puisque la finalité du pillage demeure l’appropriation de marchandises, mais les émeutiers y récusent pratiquement la médiation que constitue le travail salarié pour obtenir ce qu’ils veulent.

Ainsi, la condition spécifique des prolétaires noirs, qui n’ont même pas les moyens matériels d’être aliénés par la marchandise, serait la condition première du développement d’une conscience de classe prolétarienne, parce que le spectacle ne leur laisserait aucune autre alternative et dissiperait toutes les illusions de liberté du capital. La marchandise est universelle dans son fétichisme, mais hiérarchique dans sa distribution, et c’est dans ce déséquilibre que réside, pour les situationnistes, la possibilité d’une rupture car les Noir·es « ne peuvent trouver d’aide dans le monde qu’en s’attaquant au monde, dans sa totalité »[7]. Au travers de leur particularisme racial, les Noirs réaliseraient la nature universelle de l’homme en mettant à bas tout ce qui le sépare de la “communauté humaine”.

Quelques années plus tard, le situationniste Mezioud Ouldamer[8] reprendra les thèses principales de ses comparses concernant l’impossibilité de l’aliénation des immigrés, mais la crise est passée par là et le concept nodal de “survie augmentée” disparaît au profit de la question du travail et de son corollaire, le chômage : « Comme les lumpens du siècle dernier (auxquels il sera toujours abusif de les assimiler totalement), les jeunes immigrés sont reclus dans une existence littéralement impossible [souligné par nous], devant d’une part “apprendre la discipline industrielle” et d’autre part “accepter l’absence de tout débouché industriel” ». La cause de cette rupture entre ce que peut offrir le spectacle et ce que peuvent désirer les racisé·es est alors renversée : ce n’est plus la position contradictoire qu’iels occupent en son sein qui les confronte au spectacle, mais au contraire le spectacle qui se décompose de lui-même sous son propre poids, sans que le processus de racialisation n’établisse de distinction fondamentale entre ses sujets : « Les immigrés ne sont plus qu’une partie de la France. Dans cette partie, on voit pourtant l’ensemble, la totalité du désastre, la perte collective, la dépossession généralisée. Si les immigrés sont plus profondément affectés, c’est parce qu’il ne leur reste même pas l’image ou l’illusion d’une France accessible, quelque chose après quoi il vaudrait encore la peine de courir ». De son côté, déplorant l’échec de toutes les précédentes tentatives de transformation révolutionnaire, Debord en vient à se demander « Combien reste-t-il de Français[9] et où sont-ils ? (Et qu’est-ce qui caractérise maintenant un Français ?) », et ajoute « qu’il n’y a plus personne d’autre, dans cet horrible nouveau monde de l’aliénation, que des immigrés ». On comprend par là que la condition “d’immigré” n’est plus définie par la race mais affecterait dorénavant tous les individus quels qu’ils soient. Le spectacle ayant effacé tous les repères culturels auxquels pouvaient se rattacher les “Français”, tout le monde se sent extérieur à la vie sociale qu’il mène et la particularité a d’ores et déjà atteint le niveau du général. 

Malgré leur caractère daté et la grammaire humaniste (toute la théorie situationniste est fondée sur l’irréductibilité de la valeur d’usage) qui imprègne ces deux textes, il revient aux intuitions des situationnistes l’indéniable mérite d’avoir pensé la race comme lieu de la contradiction générale. Ils préconisent ainsi aux prolétaires blancs de « rallier d’abord la révolte noire », en précisant immédiatement « non comme affirmation de couleur évidemment ». La race n’est ni un obstacle à l’unité, ni un adjuvant à la combativité du prolétariat traditionnel mais la classe elle-même telle qu’elle ne peut pas apparaître sous la chape de plomb du “spectacle”. En revanche, le pessimisme ultérieur de l’opuscule d’Ouldamer correspond symptomatiquement au déclin de l’identité ouvrière et au triomphe du capital (pensé comme son antagoniste) qui serait parvenu à coloniser irrévocablement tous les aspects de la vie sociale. Le principal intérêt de la théorie situationniste annonçait en même temps son impasse : la crise y est portée par la prospérité. Hors d’elle, point de salut.

Longtemps, l’orthodoxie marxiste a défendu l’idée d’un sens de l’histoire, succession téléologique de modes de production définis, dont le communisme serait l’aboutissement inéluctable. En se développant, le capital généraliserait la condition salariale et créerait de la sorte les conditions objectives de son dépassement révolutionnaire en unifiant une classe de plus en plus homogène. 

Le programmatisme érigeait ainsi la figure de l’ouvrier blanc et masculin comme sujet politique essentiel, garant à lui seul de l’universalité prolétarienne. La montée en puissance de la classe tout au long du XXe siècle coïncidait avec le développement du capital, lequel rigidifiait en retour les segmentations internes du prolétariat. En effet, l’octroi de droits sociaux et juridiques ainsi que d’une certaine légitimité représentative dans les instances politiques institutionnelles était conditionné à l’appartenance à la communauté nationale et au statut de citoyen qui lui était associé. Partant, la figure de l’ouvrier blanc n’est pas qu’une construction raciste mais la subjectivité prolétarienne telle qu’elle était produite par la structure nationale du compromis fordiste. L’idéologie (raciste en l’occurrence) est une pratique qui met en conformité l’existence sociale du sujet avec la représentation qu’il se fait de lui-même. Le racisme permet ainsi au prolétariat blanc de recueillir les fruits de la surexploitation de son homologue racisé et de bénéficier d’un surcroît de dignité dans la hiérarchie sociale pour mieux consolider son statut d’honnête travailleur[10] .

Tout ce qui déroge à l’abstraction de cet “ouvrier conceptuel”, générique et immaculé, est perçu comme un accident de l’histoire ; ainsi la race serait au choix une détermination contingente à l’être-prolétaire ou une insupportable manipulation idéologique (le fameux « racialisme” qu’agitent encore de nos jours certains illuminés pour expliquer que leurs appels à l’insurrection internationale échouent systématiquement à unir la classe) de la part du patronat ou, plus tard, de la petite-bourgeoisie racisée.

Il n’existe pas de lutte de classe pure, parce qu’elle est toujours surdéterminée. Le prolétariat n’existe pas indépendamment de ses stratifications, et il ne nous apparaît jamais comme concept mais comme contradiction en procès. Au niveau macrosocial, ce n’est pas tant que les dispositifs d’assignation de classe et de race s’influencent mutuellement, c’est que ces deux catégories sont toujours-déjà structurées ensemble par l’objectivité des rapports sociaux capitalistes. Elles n’entretiennent pas un rapport d’indissociabilité en aval, comme le stipule maladroitement le prisme intersectionnel, mais de co-constitutivité en amont. C’est donc une fraction du prolétariat qui est entrée en lutte, non pas en tant que suppléante malheureuse du mouvement ouvrier organisé, ni même en tant que population discriminée, mais en tant que conjugaison pratique de plusieurs déterminations.

Insister sur le primat de la classe, c’est tenter de restaurer une positivité prolétarienne qui pourrait s’exprimer comme telle face au capital, de balayer ses particularismes qui ne seraient qu’un dévoiement idéologique, une manipulation patronale pour faire œuvre de division. Au début des années 1980, l’appellation de “travailleur immigré” donnait encore l’illusion que l’un pouvait aller sans l’autre, que les deux termes pouvaient fonctionner séparément. Or, même si les luttes des ouvriers spécialisés (OS, ouvriers peu qualifiés) de l’automobile de l’époque ne s’affirmaient pas comme des luttes de l’immigration, la position d’OS était déjà racialisée en tant que telle : les “travailleurs immigrés”, essentiellement algériens, espagnols et portugais à l’époque, assumaient les travaux les plus pénibles, comme les ateliers de presse, étaient moins bien rémunérés que leurs collègues nationaux et souffraient également d’une absence de perspective d’ascension professionnelle. Ce schisme introduit des préoccupations spécifiques qui dérogeaient à la ligne unitaire tenue par la CGT et provoquèrent un conflit interne à la classe ouvrière dans ses propres luttes. 

Avec le choc de la crise industrielle et le crépuscule du fordisme, la restructuration du secteur secondaire à l’intérieur du territoire national et les délocalisations subséquentes provoquèrent la disparition massive d’emplois ouvriers non-qualifiés. La race apparut alors tragiquement au grand jour puisque les OS immigrés furent le premier fusible de la vague de licenciements qui s’abattit sur le prolétariat industriel.

Attendu que la perspective d’intégration relative du racisé dans la communauté de la classe ouvrière disparaissait, l’identité de prolétaire lui était refusée et le “travailleur immigré” a tôt fait d’être essentialisé en “immigré” tout court. Ses enfants ne connaîtront jamais cette promesse. L’État exacerba cette précarisation de la main-d’œuvre, en proie directe au chômage structurel, via l’arsenal de législations néolibérales du travail qu’il adopta à la suite du tournant austéritaire, et ce malgré l’apparente neutralité raciale du contrat politique. Pour le prolétariat blanc, l’immigration perdait sa fonction de garantie contre le déclassement social, l’excluant tout à fait de la communauté de travail nationale dont elle occupait les marges. 

De plus, l’effondrement partiel de l’État-Providence accentua l’aversion des travailleurs dépossédés du service public dont ils bénéficiaient envers ceux qu’ils perçoivent désormais comme des parasites qui “profitent du système” : la déconnexion entre le salaire social et la reproduction de la force de travail produisait alors « une situation où les ouvriers sont amenés à s’identifier moins à l’opposition capital-travail qu’à la dichotomie entre le travail et ses droits et tout ce qui menace l’un et les autres »[11]. Le clivage riches/pauvres, qui s’était déjà substitué à celui opposant bourgeoisie et prolétariat à la faveur de la spirale de croissance qui accompagnait le compromis fordiste, se redouble alors d’un clivage travailleurs/assistés qui renforce les dynamiques discriminatoires et justifie d’autant plus son exclusion.

Mais la situation objective du prolétariat racisé ne donne pas mécaniquement naissance à des subjectivités émeutières, il faut toute une activité idéologique qui produit son existence comme insoutenable. Si l’ensemble du mode de production capitaliste (MPC) est bel et bien structuré par la “contradiction principale”, c’est-à-dire le rapport d’exploitation, la possibilité d’une disjonction[12] réside dans chaque rouage de la totalité sociale. Ainsi, sa reproduction engage toutes les instances qui garantissent l’objectivation de l’économie, en premier lieu duquel se trouve l’idéologie. La race se développe dans son efficacité propre à partir de la fossilisation idéologique, et donc la naturalisation, de la segmentation initiale de la force de travail. Lorsqu’elle entre en crise, parce qu’elle dysfonctionne et/ou qu’elle ne va plus de soi, les rôles sociaux sont rebattus – jusqu’au “retour à la normale”, qui n’en est jamais vraiment un. C’est toujours à travers l’idéologie que se joue la lutte des classes, car les rapports sociaux sont médiatisés par des êtres humains en chair et en os.

Au tournant des années 1980, il est devenu nécessaire de parquer quelque part ce prolétariat inassimilable. La relégation spatiale des familles d’immigré·es dans les banlieues périurbaines a finement délimité des zones ségréguées où s’exercent librement des pratiques de gestion de la force de travail qui ne pourraient avoir cours ailleurs.

Les prolétaires de ces banlieues subissent quotidiennement la violence étatique, qu’elle soit policière (brimades, humiliations, gifles au détour d’un contrôle, tabassages pour un regard de travers ou un pochon de shit dans les poches… le meurtre n’est que le point paroxystique de ce harcèlement) ou administrative (les conseillers CAF qui menacent de sucrer les allocs si tu refuses d’accepter le premier job sous-payé que t’a proposé France Travail, les rendez-vous à rallonge à la mairie pour régulariser sa situation, etc). Ces pratiques routinières leur rappellent la place à laquelle ils sont astreints. Mais elle désigne aussi des cibles toutes trouvées : les lieux d’exercice (et, parfois, les acteurs) de cette violence. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que la “vengeance” soit la courroie de transmission idéologique de leur révolte. Elle est vengeance au présent et pour l’avenir, parce qu’aucun horizon ne semble se dessiner depuis la contradiction qu’ils habitent, qui est celle du prolétariat tout entier.

Les luttes des prolétaires racisés révèlent ainsi la situation générale de la classe mais elles prennent, du fait de leur caractère idéologique, le contenu particulier des violences policières, de l’absence de papiers, de l’islamophobie, etc. La route qu’emprunte la lutte des classes est décidément semée d’embûches, mais il faudra bien s’en accommoder.

Restructuration, population surnuméraire et émeutes

« La société de l’abondance trouve sa réponse naturelle dans le pillage, mais elle n’était aucunement abondance naturelle et humaine, elle était abondance de marchandises. »

Guy Debord, “Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande”

Mais ce processus de racialisation, dont la chronologie contemporaine n’a été esquissée ici qu’à titre indicatif (comme tout phénomène social, il est fracturé et recomposé en permanence par et dans les luttes) n’explique pas la forme qu’a prise la “révolte des banlieues”. Pour comprendre en quoi la position contradictoire qu’occupe le prolétariat racisé trouve aujourd’hui sa réponse dans le pillage, il faut rendre compte de la manière dont la désintégration de la classe ouvrière et les évolutions de la reproduction du mode de production capitaliste peuvent constituer l’émeute comme un “mode de régulation” contemporain des rapports sociaux. En bref, il faut faire un détour par la population surnuméraire. La dernière restructuration du mode de production capitaliste a en effet remis sur le devant de la scène, comme le fait remarquer Endnotes, une tendance fondamentale et de long cours de crise de la reproduction, nommée par Marx la “loi générale de l’accumulation capitaliste”. Celle-ci énonce que :

« La force de travail disponible se trouve développée par les mêmes causes que celles qui développent la force expansive du capital. La grandeur relative de l’armée industrielle de réserve croît ainsi avec les potentialités de la richesse. Mais plus cette armée de réserve est grande par rapport à l’armée ouvrière active, et plus la surpopulation consolidée, dont la misère est inversement proportionnelle aux tourments infligés par le travail, est massive. »[13]

En pratique, le capital doit constamment réinvestir ses profits pour permettre la poursuite de l’accumulation à un niveau plus élevé. Cela conduit notamment à d’incessantes innovations d’un côté, et à une augmentation du taux d’exploitation de l’autre, faisant baisser le coût de production. Cette exigence de rentabilité, et la maturation des industries[14] qui se produit lorsque la capacité limite du marché est atteinte par la production, font alors chuter le taux de profit, et poussent une partie des capitaux à chercher de nouvelles branches qui permettent des taux de profit plus satisfaisants. Les capitaux restant dans les branches à faible taux de profit étant les plus compétitifs, c’est à dire ceux qui parviennent à maintenir un taux d’exploitation élevé tout en réduisant ses coûts, entraînent une baisse relative de la demande en travail vivant et ainsi, en même temps que des capitaux migrent vers des contrées plus profitables, c’est une partie du travail qui se trouve expulsée de ces branches. Cependant, les gains de productivité obtenus par les avancées techniques qui permettent de faire tourner à plein régime le mécanisme de l’accumulation se diffusent à travers les diverses branches de la production. Les nouvelles branches industrielles, qui bénéficient alors des mêmes types de gains de productivité que les anciennes, ne peuvent ainsi pas absorber tout le surplus de population sécrété par ces dernières à la suite de l’augmentation de la productivité. Ce surplus, que l’on peut appeler population surnuméraire, est relatif vis-à-vis du capital, il ne s’agit pas d’une surpopulation qui serait absolue en vertu de telle ou telle limite physique. Mais il tend à le devenir « absolument […] pour les besoins du capital [nous soulignons] »[15], il devient une surpopulation consolidée et s’enracine par sa racialisation. La loi générale de l’accumulation n’est ainsi pas le simple exposé, désormais largement connu (mais pas nécessairement bien employé !), des cycles de contraction/expansion de la fameuse armée de réserve industrielle[16] au gré des fluctuations de la demande des différentes branches de la production. Il s’agit également de la description de la « dynamique du capital [qui] se manifeste comme sa propre limite»[17] au long cours, celle d’une « crise séculaire » en cours et à venir. Que le surplus relatif tende à devenir absolu relativement « aux besoins du capital » ne signifie rien de moins que la reproduction d’un nombre de plus en plus élevé de personnes devient contingente vis-à-vis de celle du capital, que la croissance de la population n’est plus absorbée par le besoin de main-d’œuvre.

C’est dans un contexte de déclin au long cours de l’économie et de crises que se décomposent la classe ouvrière, son identité, son mouvement et ses moyens de revendication. Certains segments de la classe ouvrière sont cependant touchés avant les autres par les développements du MPC exposés précédemment. Les travailleurs racisés ont ressenti les effets de la crise dès les années 1970, étant les premiers à être poussés hors des anciennes branches pour être condamnés à la précarité du fait du déclin relatif de la demande en travail touchant également les nouvelles branches. La notion de population surnuméraire devient ici pertinente pour identifier une réalité matérielle immédiate : il y a une couche particulière du prolétariat, distincte du reste de celui-ci, de par son exclusion structurelle du marché du travail. C’est au cours des années 1970 que se met alors en place l’abjection comme logique sociale de stigmatisation associée à ces transformations du capitalisme. L’abjection représente le fait d’être « rejeté, marqué comme contingent ou inférieur, sans être réellement extériorisé »[18]. De la répression policière à toutes les violences racistes d’État quotidiennes en passant également par les croisades réactionnaires médiatiques, l’abject décrit d’abord la production et la gestion contemporaines de la population surnuméraire qui se met en place avec la restructuration du MPC[19]. L’abject n’est ainsi rien d’autre que le prolétariat mais « diabolisé, rejeté hors de la respectabilité sociale ». Ce sujet spécifique produit par la restructuration « prend activement part au marché du travail par des boulots à temps partiel voire très occasionnels ; or, cette même activité présuppose qu’il en soit rejeté dès qu’il y fait son entrée »[20]. Il fait alors « face au cycle de production de valeur sans jamais y être incorporé ». Il est ainsi le symptôme de la décomposition de la classe ouvrière et de la difficulté à en réaliser l’unité[21], laquelle ne pourra se faire ni autour de l’ancien sujet universel du travailleur d’usine ni autour de l’abject. C’est que cette exclusion ne définit pas le sujet dont il est question mais le produit. Il faut alors insister sur le fait que la racialisation, ici certes étroitement liée à l’abjection[22], n’est pas une simple division d’une classe prolétarienne a priori homogène, mais en est constitutive en ce qu’elle a produit, dans cette séquence historique, cette position de membre de la population surnuméraire sur des critères raciaux. Mais cette position est « à la pointe d’un processus de dé-essentialisation du travail qui s’étend désormais à la société […] dans son ensemble »[23], à savoir la généralisation progressive du chômage et du travail “flexible”. 

A mesure que la condition de surnuméraire se répand dans les rangs du prolétariat (à partir des années 1980-1990), les dynamiques de l’abjection semblent alors s’autonomiser par rapport à leur fonction originelle, issue de la restructuration, de gestion et de production d’une population surnuméraire spécifique. Il paraît alors insatisfaisant de décrire cela sous la forme d’une autonomisation, d’un résultat “irrationnel” et involontaire de la volonté de gestion d’une population surnuméraire qui perdrait cet aspect purement fonctionnaliste, alors que cela ne peut se comprendre qu’en l’inscrivant au cœur des dynamiques du racisme et du capital. L’abject ne peut être pris seulement comme une catégorie neutre qui s’appliquerait sur des dynamiques particulières (race, genre), et l’abjection ne peut être saisie seulement comme un modèle de dynamique général de ces dynamiques particulières. L’abjection s’appuie certes sur les lignes de fractures, ici raciales, de la classe ouvrière en décomposition, mais la race en est aussi ici l’expression claire et nette, et il faut l’exprimer comme tel. Le sujet particulier, spécifique, reste alors la cible de ces logiques quand bien même sa condition économique tend pourtant à devenir la norme.  

Les segments racialisés de la classe ouvrière, rejetés hors de la “respectabilité prolétarienne”, sans intégration stable au salariat, se sont retrouvés dans l’impossibilité de formuler des “revendications réglementaires”, et l’on constate que l’émeute devient (sans pouvoir être réduite à cela), à partir des années 1970, un des moyens d’exprimer et de formuler de telles revendications, qui peuvent même donner lieu à des concessions de la part de l’État[24]. L’émeute, dans sa forme la plus moderne, devient ainsi un des « mode[s] de régulation des rapports de classe » contemporains, une réponse à la société de l’abondance. Il ne s’agit pas ici de faire du “surnuméraire”, sans plus de précisions, le sujet révolutionnaire contemporain, celui à l’origine des luttes post-restructuration ou de la révolution, mais bien de montrer en quoi cette catégorie peut être pertinente dans l’analyse que nous faisons de la situation présente. Cette catégorie permet de resituer cette séquence dans la tendance de déclin au long cours du MPC, tendance à l’origine de la production d’un sujet spécifique racialisé qui se trouve être le sujet des émeutes, et qui est aussi un sujet tuable, parce que cible de la violence étatique en tant que sujet racialisé “en trop” au regard du capital et de l’État, dont l’existence n’est placée que sous le signe du contrôle, et de la contre-insurrection lorsqu’il en vient à se révolter[25]. L’absence de débouchés politiques contraint l’État à la répression et pousse les surnuméraires à l’émeute. 

La prochaine fois, le calme ?

 

« L’école il ne faut pas y toucher. La bibliothèque, le gymnase, tout ce qui est à nous tous, qui est notre bien commun. »

Jean-Luc Mélenchon, allocution du 30 juin 2023

Dès lors, au sein de  “l’antiracisme” gauchiste, l’ancienne problématique se trouve renversée : il ne s’agit plus uniquement d’intégrer les immigrés au prolétariat national mais de faire en sorte que le mouvement ouvrier national lui-même soit représentatif de toutes les fractions de la classe. Nous qualifions cette perspective de programmatique, en raison de sa croyance fondamentale que l’unité est possible dans les termes du capital, qu’elle peut se réaliser politiquement par l’action positive de la classe pour surmonter ses divisions. Or, sans nier pour autant le désintérêt atavique des forces politiques de gauche pour les luttes autonomes de l’immigration, l’absence structurelle de modalités d’intégration du travail interdit aujourd’hui à la classe de subsumer les particularismes raciaux. En tant que surnuméraires, le salariat représente pour les insurgés un “en-dehors” de leur existence sociale, leur fait face comme une force extérieure et, en dernière instance, hostile. La gauche, promotrice d’une intégration “égalitaire” à la communauté de travail nationale désormais révolue, a perdu sa fonction politique à leur égard. 

En 2005[26],  personne ne parlait vraiment des causes de la colère des jeunes – ni même de la mort des deux adolescents. On évoquait parfois la récente baisse des subventions allouées aux associations de quartiers et l’abandon des politiques de prévention de la délinquance mais rien concernant les discriminations que subissaient les jeunes Noirs et Arabes à chaque étape de leur vie (scolaire, professionnelle, etc.). Aussi absurde que cela puisse paraître, les émeutes semblaient être sorties de nulle part, alors qu’elles secouent périodiquement les cités françaises depuis le début des années 1980 (“rodéos” de voitures dans le quartier des Minguettes à Vénissieux en 1981, émeutes des années 1990 et 1991 de nouveau dans l’agglomération lyonnaise et en région parisienne). Les débats sur les origines des affrontements se focalisaient davantage sur les frasques provocatrices de Sarkozy, ministre de l’intérieur de l’époque. De fait, “l’extrême-gauche” alterna entre un soutien très critique et une condamnation pure et simple des émeutiers, renvoyés à un lumpenproletariat incontrôlable, se contentant de reprocher sporadiquement au gouvernement de ne pas parler des “questions sociales”.

Toutefois, en 2023, la gauche entreprit de dénoncer les pratiques racistes des flics, en particulier le “permis de tuer” accordé à ces derniers suite à une loi adoptée en 2017 sous le mandat de François Hollande, date depuis laquelle se sont multipliés par 5 les tirs sur des véhicules en mouvement. Les différences de constat sur la situation dans ces zones urbaines sont aussi liées à la place qu’occupe la gauche au sein de l’État. En 2005, la priorité pour toute la classe politique sans exception est le retour à l’ordre, quant au soutien à la répression il fût unanime. Presque vingt ans plus tard, l’ensemble de la gauche institutionnelle, malmenée électoralement, rêve de retrouver sa place à la table des négociations[27]. Elle va alors timidement emboîter le pas aux émeutes, en sachant pertinemment qu’elle n’a aucune prise dessus, essayant d’en profiter pour se présenter comme un interlocuteur privilégié entre des jeunes “sans repères” et un État qui ne cherche nullement à discuter. S’enchaînent donc les condamnations du tout répressif de l’exécutif, en rappelant les déclarations racistes des membres du gouvernement qui auraient participé à “rompre le dialogue”. Dans un communiqué sobrement intitulé « Notre pays est en deuil et en colère », des dizaines de syndicats, associations, collectifs et organisations politiques de gauche (LFI, EELV, PCF, etc) regrettent « l’abandon de ces populations de quartier » et appellent à des marches citoyennes le samedi 8 juillet sur tout le territoire national. Du côté de l’extrême-gauche trotskiste, même le plus borné des profs de LO a compris que la classe ouvrière s’était désintégrée et que les émeutiers n’étaient pas une anomalie, mais bien une fraction du prolétariat, qu’il s’agit alors pour eux de soutenir afin d’élargir l’envergure du Parti.

On passe ainsi de “rien ne justifie la violence” à “il faut entendre la colère”. Les émeutes proviennent d’un contexte social précaire et racialisé,  les condamner ne sert à rien et on devrait donc répondre à cette situation sur le plan social et politique, c’est-à-dire embrasser le projet citoyenniste. La gauche en 2023 comprend la violence, voire la légitime, mais ne peut accepter que l’on touche à l’école républicaine, épicentre de son projet de rénovation sociale™. Les représentants autoproclamés des banlieues n’occupent pas un rôle bien différent puisque leur “antiracisme autonome/politique” se conclut inexorablement par un appel au vote LFI. On observe toutefois encore, peut-être un peu plus marginalement, une tendance à expliquer les événements par une délinquance rampante qui distingue les bons et les mauvais prolétaires.

En fin de compte, les mots d’ordre et les revendications ne trouvent aucun écho chez les insurgés. Même les députés LFI estampillés “issus des quartiers populaires”, à l’image de Carlos Bilongo, sont éjectés manu militari et aucun militant citoyen n’aura réussi à tirer son épingle du jeu pour lancer sa carrière de pacificateur professionnel. Les militant·es autonomes venu·es en renfort ont, quant à eux, surtout affronté la méfiance des émeutiers. 

Écart entre les brasiers

« Qui le croirait ! On dit qu’irrités contre l’heure

De nouveaux Josué, au pied de chaque tour,

Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour. »

Auguste Barthélemy et Joseph Méry, L’insurrection, 1830

Ces émeutes n’ont pas constitué l’amorce d’un processus de communisation ou d’insurrection. Néanmoins, elles ont furtivement esquissé, au même titre que les Gilets Jaunes en 2018 – ici en à peine neuf jours – ce que pourraient être de tels phénomènes, bien davantage que n’importe quelle séquence de l’interminable mouvement contre la réforme des retraites.

Si nous avons critiqué ailleurs l’idée répandue selon laquelle l’émeute comme modalité de lutte relèverait par essence d’un dépassement révolutionnaire d’un mouvement social, ce n’est guère pour en faire mécaniquement une forme d’auto-négation dès lors qu’elle apparaît dans les « banlieues ». Les “jeunes de banlieues” ne forment pas un groupe stable et homogène, notamment vis-à-vis de leur place dans les rapports de production, et iels n’incarnent pas un nouveau sujet révolutionnaire. L’émeute n’a pas d’essence, tant dans son contenu de classe que dans sa dimension subversive (le premier déterminant peu ou prou la seconde). Ainsi, ces dernières peuvent – et c’est le plus souvent le cas – exister comme forme implicite de revendication. En effet, brûler des commissariats, même sans que ne se fassent entendre de quelconques aspirations réformistes, peut tout à fait n’impliquer qu’un rejet de la police telle qu’elle existe. Nous n’en saurons pas plus en sondant les motivations, souvent imprécises, des émeutiers, ce qui serait aussi vain qu’inutile (les sociologues de préfecture s’en chargeront). Ce n’est qu’en partant de l’activité du prolétariat ou de son absence que l’on peut analyser une séquence de luttes de classes.

Au cours des émeutes de 2023, les bâtiments publics ont été les cibles les plus visibles des émeutiers – au moins d’un point de vue médiatique – avec notamment 273 commissariats, 105 mairies et 243 écoles attaqués[28], mais s’arrêter ici ce serait risquer de passer à côté de ce qui s’est réellement joué. Il n’est évidemment pas question de regretter le choix de ces cibles au nom d’une défense des services publics, bien au contraire. Il n’est pas même question de porter un jugement sur les cibles choisies, de distinguer les bonnes des mauvaises. Simplement, l’analyse des bâtiments et mobiliers détruits (véhicules en tout genre, caméras de vidéosurveillance, etc) semble être un indicateur pertinent pour appréhender l’activité du prolétariat, et peut donc nous amener à comprendre, sans velléité fantasmagorique, le contenu de ces 9 jours enflammés. Ainsi, lors des émeutes que l’on a l’habitude d’observer au lendemain de meurtres policiers, l’appareil répressif d’État (commissariats, voitures de flics) et parfois ses symboles (principalement des mairies) sont systématiquement pris pour cible. Cette activité, si elle se limite à cela, demeure une attaque au niveau du principal interlocuteur auxquels sont physiquement confrontés les prolétaires racisés lors de leur propre reproduction sociale. Viser ce qui symbolise l’État – principalement donc les commissariats et les mairies – c’est s’attaquer aux rapports de distribution et de reproduction. C’est donc aussi déployer une action potentiellement revendicative que de prendre – comme tous les mouvements de ces dernières années – l’État comme interlocuteur. Cette revendication n’a pas besoin d’être formulée pour exister comme revendication. En brûlant ce qui fonctionne mal de manière ciblée, on sous-entend qu’il faudrait que cela fonctionne différemment. C’est ainsi que peuvent s’analyser les caillassages de flics, et autres attaques de sacro-saints symboles de la République qui sont monnaie courante dans la plupart des émeutes de cités. Mais si, dans de nombreux pays centraux, ces émeutes revendicatives ont pu à certains moments entraîner une réponse sous formes de politiques de la ville ou de plans banlieue et ainsi se présenter comme un mode de régulation, ce n’est plus le cas depuis plusieurs années. En effet – et c’est ce qu’avaient déjà constaté les émeutiers de 2005 – la revendication n’est plus ce qu’elle était. 

Les émeutes de 2023 ont commencé comme surgissement d’une colère venant d’un groupe particulier : les insaisissables “jeunes de banlieues”. Cette identité a relié des prolétaires aux situations différentes, unis dans un ensemble d’expériences partagées, et notamment une même vie quotidienne rythmée par le harcèlement et la menace policière, identification accentuée par la proximité générationnelle des émeutiers avec Nahel. 

Il serait trompeur d’analyser ces émeutes comme une lutte contre les violences policières ou comme une volonté d’être enfin considéré par “la société”. Premièrement, l’idée que les émeutiers ont concentré leurs attaques sur l’État est fausse. Si les rapports policiers – et donc les articles de presse dont ils sont l’unique source – recensant les dégradations de bâtiments ont tendance à insister à outrance sur les “attaques à la République”, c’est que ces dernières leur sont particulièrement insoutenables. Or, ces incendies et “dégradations” n’occupèrent en définitive qu’une part minoritaire des quelques 2508 bâtiments attaqués[29]. Les émeutiers ont bien sûr visé les commissariats et autres mairies, mais ils n’ont pas attaqué que ça. Ainsi, dès le premier soir, un supermarché, des lignes de RER, une maison de quartier et même une école de musique ont été incendiés. C’est-à-dire que ce prolétariat, dès les premières heures de son activité, était déjà conscient que l’État ne pouvait plus rien lui offrir. Dire cela ne revient pas à lui prêter une fulgurance d’esprit particulière. 2005 n’est pas si loin, et s’il avait fallu quelques jours pour que les attaques se généralisent à bien davantage que les policiers, cette remise en cause de la revendication s’est réalisée dès le début des émeutes, car ce prolétariat savait déjà qu’il ne pouvait rien obtenir. 

Si les “jeunes de banlieues” sont entrés dans les émeutes en tant que jeunes de banlieue, le contenu de leurs actions n’a pas été une affirmation de cette identité. Iels ne luttaient pas pour rétablir une reproduction de leurs conditions d’existence empêchée par la police, mais contre leurs conditions d’existence mêmes telles qu’elles sont actuellement. Depuis la restructuration des années 1970-1980, au cours des luttes, le prolétariat remet en cause dans son activité la revendication, tant est devenue flagrante l’impossibilité d’obtenir satisfaction. C’était le cas en 2005, ce fut le cas en 2018. Face à ce constat d’illégitimité de la revendication, plusieurs voies peuvent être empruntées et certaines contiennent la possibilité d’un écart. La révolution comme communisation n’apparaît comme possibilité pratique que lorsque les luttes commencent à creuser un “écart”, lorsque la lutte elle-même contraint le prolétariat à se remettre en question et à agir contre sa propre reproduction en tant que classe. Des “écarts” s’ouvrent ainsi au cours de la lutte, et c’est de leur multiplication qu’émerge la possibilité pratique du communisme au présent. Les travailleurs incendient ou font sauter leurs usines, les prolétaires brûlent leurs services publics plutôt qu’en demander davantage.[30]  

Mais cet écart n’est pas un absolu, un seuil qualitatif qui jaillit d’un seul coup, il se présente comme une tension au sein des luttes. Si nous avons montré que les émeutes de 2023 ne peuvent se réduire à des émeutes revendicatives, ce n’est guère pour balayer toute possibilité d’existence de la revendication au sein de la lutte. Des revendications implicites ont été formulées à coup de cocktail molotov, mais elles ont été, dans le même temps, dépassées par la pratique du prolétariat racisé. Cette tension et cette dialectique est inhérente à toute lutte des classes. En effet, face à un État qui ne peut plus rien céder, il est de plus en plus difficile de lutter sans que la revendication soit contestée au sein même de la lutte. Il y a une tension structurelle entre être en contradiction avec le capital et être en contradiction avec soi-même comme classe. Les émeutiers ne pouvaient pas lutter comme des prolétaires de banlieues voulant être traités comme le prolétariat “normal” – au sens de la classe ouvrière organisée – car ce dernier n’existe plus, ou plutôt car ces prolétaires préfigurent ce que va devenir le “prolétariat normal”. Ils ne luttaient pas comme fraction particulière du prolétariat voulant être traité comme le prolétariat en général, car cette fraction particulière du prolétariat incarne aujourd’hui la généralité à venir de la condition du prolétariat, c’est-à-dire la généralité du rapport entre capital et travail tel qu’il apparaît depuis la restructuration des années 1970-1980. Les prolétaires de banlieues ont agi depuis leur situation particulière de jeunes prolétaires précaires et racisés de banlieues en refusant leur situation – non pas au nom d’une autre préférable – mais en étant conscient que leur situation est celle, en devenir, du prolétariat en général et en s’attaquant à cette dernière. 

La segmentation du prolétariat et la fin de la classe ouvrière organisée n’est pas une excroissance parasitaire de la lutte des classes dont il s’agirait de se débarrasser ou à tout le moins d’ordonner. Au sein même de la lutte d’un segment particulier du prolétariat habite la possibilité de la révolution comme éclatement de toutes les contradictions, comme communisation. C’est donc là qu’advient le dépassement interne à la lutte, le dépassements d’émeutes revendicatives en une esquisse d’auto-négation de la classe, illustrée entre autres par les incendies et dégradations de la voiture du voisin employé de bureau, du bureau de tabac où on achète ses clopes et de la ligne de bus qui nous emmène au boulot (ou à la CAF). Les émeutiers ne s’attaquaient plus à l’État en tant qu’interlocuteur mais à tout ce qui définissait et déterminait leurs vies quotidiennes y compris l’État. C’est ainsi qu’on a assisté à toute la palette des actions du prolétariat en lutte, dans une intensité jamais vue dans ce cycle de lutte en France, enchaînant pillages et incendies, destructions et prise au tas des marchandises. 

Il est aussi nécessaire de dire deux mots, dans l’attente d’une réflexion plus approfondie, sur les rapports de genre qui se sont manifestés de manière profondément contradictoire au cours des émeutes. D’un côté, nombre de jeunes femmes ont directement participé à l’attaque de cibles en tout genre, et des dizaines d’images montrent des mères de famille prenant activement part aux pillages, n’hésitant pas à escalader les débris des vitrines juste après qu’une voiture bélier a préalablement permis d’ouvrir les magasins. Cette participation n’est ainsi absolument pas “passive” mais participe de l’activité de crise du prolétariat. Elle est aussi à comprendre dans un contexte d’inflation massive, véritable « couteau sous la gorge » pour des centaines de milliers de prolétaires.

De l’autre, ce rôle dans les pillages reste profondément genré, et a participé une forme de travail domestique “sauvage”, où chacun·e restait plus ou moins à sa place dans le contexte même de la révolte. Même au sein de l’activité de crise, les mères de famille font les courses. 

Ainsi analyser et promouvoir les attaques et résistances genrées dans un contexte de révolte implique de ne pas souhaiter voir à tout prix comment femmes et hommes se mélangent dans la révolte, sans quoi il ne serait pas possible de comprendre toutes les offensives précisément « féminines », et tenir en même temps que tant que ces actes de révolte ne commencent pas à se distribuer différemment, ils resteront toujours une limite à la mise en crise des rapports sociaux existants et à l’abolition du genre.

Il est donc clair qu’une insurrection suppose la destruction des moyens de production et la mise en jeu de l’entièreté des rapports sociaux et que les émeutes de 2023 n’ont pas atteint ce seuil qualitatif. La contestation s’est circonscrite à la sphère de la distribution et de la reproduction, et les lieux de production ont été épargnés, bien que la circulation des marchandises fut fortement perturbée. En effet, le cycle de lutte actuel s’illustre notamment par une médiation encore plus forte de la reproduction de la force de travail par l’État, faisant de ce dernier le premier interlocuteur de la lutte des classes. Les émeutes de l’été n’ont pas suffit à créer le contexte pour une attaque sur le système productif, ainsi que sa réorientation nécessaire à une insurrection communisatrice. Les pillages mêmes ne se sont réduits qu’à des prises sur le tas, sans aucune forme de partage ou de mise en commun. Cela rendait toute résistance pratique à la répression impossible. Le caractère purement négatif des émeutes condamnait ces dernières à l’écrasement militaire. 

Une autre limite contenue dans la structuration de la lutte est l’absence de dépassement transnational des émeutes. Si on a pu observer quelques évènements à l’extérieur des frontières françaises, cette extension ne s’est pas dirigée vers l’ensemble des populations surnuméraires des centres capitalistes mais vers les banlieues mitoyennes en Suisse et en Belgique. Sans les balayer à de l’importation d’une lutte sans base matérielles – les prolétaires de banlieues de ces pays ayant beaucoup en partage avec les émeutiers français – la portée de ces évènements au final assez anecdotiques doit être relativisée. En effet, seuls deux quartiers à Lausanne et Bruxelles ont été touchés. Ces événements méritent d’être cités en tant qu’exception pour souligner l’absence d’une diffusion de la révolte en dehors des frontières, malgré des situations communes – mais pas identiques – à certaines fractions du prolétariat racisé dans les pays centraux. Ici encore, la lutte reste structurée par son opposition à l’État et donc se situe dans le cadre national des luttes prolétariennes que nous avons l’habitude d’observer. Cependant, l’existence même de cette diffusion transnationale, dans toutes les limites qu’elle contient, tend à esquisser la forme d’une insurrection sous ce cycle de lutte, cette dernière n’épargnant ainsi pas les pays frontaliers sur lesquels le foyer d’origine de l’insurrection exerce une influence. 

Enfin, les émeutes suivant la mort de Nahel n’ont pas rompu avec le cours de la vie quotidienne. Les émeutiers allaient incendier la nuit les quartiers qu’ils avaient arpentés le jour, brûlaient le bureau de tabac après y avoir acheté leur paquet de clopes le matin même. Il ne s’agit pas de minimiser l’importance de ces évènements et leur dimension insurrectionnelle, encore moins de professer aux émeutiers comment faire la révolution. Mais les émeutes de 2023 se sont cantonnées à des émeutes, aussi novatrices, intenses et répandues qu’elles aient pu être. Ce n’était ni une insurrection lestée par un déficit de motivation, ni une révolution empêchée par la trahison d’on ne sait quel leader. Les émeutes de 2023 ont été ce qu’elles ont été du fait du contexte socio-historique duquel elles ont éclot, et aucune avant-garde éclairée n’aurait pu faire disparaître les limites inhérentes à la structuration même de la lutte telle qu’elle s’est manifestée. Pour autant, il est possible de discerner au sein de cette séquence un écart, une ébauche de ce que sera le processus de communisation. Fugace apparition d’un processus qui ne pouvait s’accomplir dans un mouvement que la répression – mais surtout son absence d’extension à d’autres rapports sociaux – condamnait à l’éphémérité.

Il nous est impossible de tracer précisément la ligne entre le moment revendicatif et les germes d’auto-négation. Cristalliser une tension, c’est ne rien comprendre à la réalité – et donc l’impureté – des luttes de classes. Il ne faut ni chercher les motivations individuelles des acteurs, ni chercher une apparition théoriquement  pure de la lutte des classes. Il n’existe que la pratique du prolétariat et notre capacité ou non à produire une théorie – en constante évolution – permettant de la comprendre, l’analyser et l’interpréter. Les pratiques du prolétariat se déroulant sous nos yeux cet été ont produit un mélange entre le caractère revendicatif du mouvement et son dépassement vers un refus de sa condition, une auto-négation de ses conditions d’existence. La spécificité du mouvement tient à sa forte  intensité sur une durée extrêmement courte, où des formes hétérogènes de lutte ont pris place, mais surtout où ont émergé, à partir, contre et parallèlement aux luttes revendicatives, la question du communisme.

Reste aussi à mentionner l’énorme émulation de joie et d’adrénaline que furent ces émeutes. Ces quelques jours, pour quiconque s’y intéresse, ont représenté des moments d’euphorie intense et d’exaltation en partage, rappelant que tout était possible. Au cœur de la révolte, dérision et légèreté furent de mise durant des nuits entières, et, bien que cela puisse paraître anecdotique, c’est aussi par là que les rapports sociaux sont attaqués.

 

 

Conclusion : 2023 année théorique ?

2023 s’est déroulé à première vue comme une remise en scène des luttes qui avaient marqué le début du siècle. Tout s’est déroulé comme si le mouvement social avait rejoué 2010 pendant que, dans les banlieues, le prolétariat surnuméraire racisé reproduisait 2005. Toutefois, si les continuités sont patentes, ce serait une erreur de s’arrêter là en calquant les (rares) analyses pertinentes de l’époque sur les mouvements de l’an dernier. En effet, en plus d’une décennie, les conséquences de la restructuration se sont approfondies, et le capital semble être entré dans une crise de sa mondialisation. Les luttes de 2023 sont donc bien le produit de leur contexte d’apparition. Là où 2010 marquait une tentative citoyenniste de remplacer l’unité de la classe ouvrière par celle du peuple, cet horizon semblait l’an dernier futile. En s’enfonçant dans l’impasse citoyenniste, le mouvement a annoncé par la négative la fin d’un cycle de luttes. De la même manière, les émeutes suivant la mort de Nahel n’ont pas simplement dépassé en ampleur et en magnitude celles de 2005. Après deux décennies d’approfondissement du racisme – inséparable d’un capital prêt à tenter l’hypothèse de l’extrême-droite pour se dépêtrer de sa crise – les émeutes ont pris une forme nouvelle, qui ne s’embarrasse pas d’alternative citoyenne (ou ouvrière) aux incendies de voitures. Plus aucune revendication citoyenne, aucun plan banlieue, aucun “grand frère” du quartier, n’a pu émerger des flammes de l’été pour canaliser la colère des émeutiers – et c’est très bien ainsi. 

Loin d’être une redite du cycle de lutte entamé dans les années 1980, la période actuelle semble au contraire en indiquer la fin. Néanmoins, discerner le début du prochain cycle de lutte s’avère difficile. Alors que le capital en crise est en quête d’une nouvelle restructuration – qui prend de plus en plus des allures nationalistes – il s’avère de plus en plus ardu mais aussi toujours plus nécessaire d’analyser les formes spécifiques que prennent des luttes de classes en mutation rapide. La théorie, comme critique impitoyable de l’existant, n’est en rien un guide à l’attention du prolétariat – qui se débrouillera seul – mais reste susceptible d’éclairer les formes de notre activité dans le tumulte de la réalité des luttes de classes.

L’effritement des conditions matérielles d’existence du prolétaire peut conduire soit à son repli identitaire sur des bases ethno-raciales ou masculinistes, soit au délitement insurrectionnel de tout ce qui le constitue. Avec la fin du programmatisme, c’est l’éclatement des contradictions, leur manifestation explosive – au sens propre du terme – qui fait advenir la remise en cause du prolétariat en tant que classe. L’émeute met à nu le capital dans son plus simple appareil qui est celui de la propriété (la marchandise et sa privation) et de sa sécurité (la politique, qui se faufile toujours insidieusement jusqu’à l’État). Reste à voir si l’hypothèse communiste s’y fraiera un chemin.


[1] On peut évoquer les émeutes pour Sullivan à Cherbourg ce mois-ci, Selom et Matisse en 2017, Adama en 2016, Moushin et Laramy en 2007, etc. 

[2] L’impuissance du peuple de gauche à faire abroger la réforme des retraites fut conjurée par la promesse que la prochaine fois, on ne se laissera pas faire, et que le mouvement avait permis de recruter nombre de nouveaux adhérents, ce qui allait renforcer la combativité de la classe. L’espoir fait vivre.

[3] Hormis dans les milieux autonomes et insurrectionnalistes, à qui nous ne ferons pas l’offense de les assimiler à “l’extrême-gauche”.

[4] Des voisins affirment que c’est la police qui a tiré, mais l’affaire a vite été enterrée par les enquêteurs.

[5] Médiapart dénombre 6 mutilés et le double de blessés graves, mais ces chiffres sont probablement sous-estimés https://www.mediapart.fr/journal/france/020823/l-effroyable-bilan-provisoire-des-violences-policieres-apres-la-mort-de-nahel

[6] Les émeutes de Watts éclatent dans un ghetto noir de Los Angeles en août 1965 après un énième épisode de violences policières.

[7] Internationale Situationniste, Adresse aux révolutionnaires d’Algérie, éd. Libertalia, 2019.

[8] Mezioud Ouldamer, Le cauchemar immigré. Enquête dans la décomposition de la France, éd. Gérard Lebovici, 1986.

[9] Le terme “Français” ne fait pas ici référence à des origines ethniques ou nationales déterminées mais désigne les individualités “authentiques” qui refuseraient de prendre part au spectacle.

[10] « Si nous revenons en arrière seulement d’une vingtaine d’années, la “préférence nationale” était la construction d’un groupe “racial” à partir de critères qui ne le sont pas, il s’agissait d’une résistance à la relégation sociale contre ceux qui en étaient désignés comme les symboles et les fourriers. C’était ainsi que la défense de la “respectabilité ouvrière” devenait “préférence nationale” qui se construisait à partir des critères de la respectabilité ouvrière comme délimitation d’un groupe “racial” à combattre, et non comme affirmation d’un “nous” comme “la France”, “la patrie”, “la chrétienté”. “L’identité nationale” ne se substituait pas à l’identité ouvrière, c’était l’identité ouvrière qui faisait de la “résistance” sous la forme de l’identité nationale qui avait toujours été une de ses déterminations. “Résistance” mais il ne s’agissait pas d’un anachronisme, elle avait totalement changé de contenu en retravaillant certaines de ses déterminations : de volonté de libération du travail du salariat, elle était devenue l’affirmation, menacée en tant qu’ordre social, du travail salarié tel qu’idéalement existant dans le mode de production capitaliste. S’affirmer citoyen national, démocrate et républicain, c’était conjurer l’anxiété de basculer dans la précarité, l’inquiétude pour l’avenir, et affirmer comme inhérent à la citoyenneté le “droit” menacé à la promotion sociale ». Pour de plus amples développements, voir https://dndf.org/?p=21431

[11] Théorie Communiste no26. Le kaléidoscope du prolétariat. De la segmentation raciale dans le mode de production capitaliste, 2018, p.44.

[12] Certaines ardeurs doivent ici être tempérées : disjonction ne signifie pas crise insurrectionnelle, ni même crise tout court, mais inadéquation temporaire entre deux moments du procès de reproduction. Le capital et ses institutions ne restent pas les bras ballants à regarder la contradiction enfler jusqu’à explosion.

[13] Karl Marx, Le Capital, PUF, 1993, p. 723.

[14] Endnotes, “Misère et dette”, Histoire de la séparation, Sans Soleil, 2024 , p. 175.

[15] Ibid., p. 180.

[16] Marx décrit les différentes formes que prend la surpopulation relative ainsi : 1) la surpopulation flottante et qui vivote entre emploi et chômage, avec un avantage pour l’emploi sur le chômage, 2) la surpopulation latente, employable par le capital dès la reprise de l’accumulation, 3) la surpopulation stagnante, installée durablement dans la précarité et à l’occupation très irrégulière. La limite de l’armée de réserve était désignée par Marx sous le terme de “paupérisme”, rassemblant la population définitivement exclue de l’emploi. 

[17] Endnotes, op. cit., p. 178.

[18] Endnotes, “Un sujet abject”, Histoire de la séparation, p. 231.

[19] Notons au passage que les modes de gestion et de contrôle, et en particulier ceux de “maintien de l’ordre”, prenant place après la restructuration trouvent leurs origines dans le système colonial (cf., par exemple, M. Rigouste, La domination policière, La Fabrique, 2012).

[20] Zaschia Bouzarri, “Incendier et revendiquer”, SIC, 2014. (https://www.sicjournal.org/incendier-et-revendiquer-sur-les-emeutes-en-suede/

[21] Sur le problème de la composition, cf. “The Fate of Composition” de Decompositions, notamment la partie 2, https://decompositions.noblogs.org/post/2024/04/10/the-problem-of-composition/.

[22] L’abjection peut se fonder également sur d’autres dynamiques comme le genre (cf. M. Gonzalez, J. Neton, Logique du genre, Sans Soleil, 2022).

[23] Zaschia Bouzarri, op. cit.

[24] Macron n’a–t-il pas dit que les plans banlieue sont une « stratégie aussi âgée que moi » ?

[25] L’existence sociale des surnuméraires est toujours virtuellement délictuelle puisque le cadre de la légalité, c’est-à-dire de la gestion judiciaro-policière de la force de travail, se définit par leur exclusion. À l’échelle mondiale, les prolétaires palestiniens sont les incarnations les plus tristement emblématiques de cette catégorie : https://dndf.org/?p=21248 

[26] Les émeutes commencent à Clichy-sous-Bois et Montfermeil le 27 octobre, à la suite de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents électrocutés dans l’enceinte d’un poste électrique alors qu’ils cherchaient à échapper à un contrôle de police. A cela s’ajoute l’envoi, trois jours plus tard, d’une grenade lacrymogène à l’entrée de la mosquée Bilal. Cette provocation policière étend les émeutes de Clichy-sous-Bois à l’ensemble de la Seine-Saint-Denis, puis deux jours plus tard à de nombreuses autres communes. Le gouvernement déclare l’état d’urgence le 8 novembre et le prolonge de trois mois alors que les affrontements sont déjà complètement terminés le 17 novembre.

[27] Les luttes antiracistes de ces quinze dernières années, des comités Vérité et Justice à l’émoi transnational qu’a suscité le mouvement BLM, ont bien entendu joué un rôle considérable dans ce revirement, mais leur analyse dépasse le cadre de cet article.

[28] Le rapport du Sénat, regorgeant de graphiques et de statistiques préfectorales, est à ce titre intéressant.

[29] Environ 750 bâtiments publics ont été attaqués contre plus de 1000 commerces. Le reste regroupe entreprises, habitations, locaux associatifs et autres bâtiments privés. 

[30] Si un écart ne se résume pas à un incendie, il faut bien avouer que c’est régulièrement la forme qu’il emprunte.