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Ce fantasme qui n’en finit pas – l’impasse du mouvement des retraites et l’émeute citoyenniste


Cet article constitue la première partie d’un dossier sur les luttes de classes en 2023, dont la seconde partie sur les émeutes suivant le meurtre de Nahel sera publiée ultérieurement.

Rappelant que c’est en partant de l’activité du prolétariat dans les luttes telle qu’elle est que l’on peut véritablement mener la critique de la séquence de luttes contre la réforme des retraites, cet article se propose alors de déterminer les limites de ce mouvement. À contre-pied des analyses majoritaires à gauche ainsi que de celles du mouvement autonome, il entend montrer l’inscription des mobilisations syndicales, mais aussi des émeutes qui les ont accompagnées, dans la désormais longue tradition des mouvements « citoyennistes » ayant constitué la figure des luttes suivant la dernière restructuration du mode de production capitaliste.


« Je ne sens que trop les limites de mes capacités, limites qui, sans nul doute, quand je ne suis pas totalement inspiré, sont bien étroites. Et je crois que, même totalement inspirée, je suis seulement entraîné à l’intérieur de ces limites étroites que je ne perçois d’ailleurs pas sur le moment, puisque je suis entraîné. Il y a malgré tout à l’intérieur de ces limites de la place pour la vie, et c’est pourquoi je les exploiterai sans doute jusqu’à mériter le mépris. »


Franz Kafka, Journal, Liasse du 30 août 1914.


Les mouvements sociaux ripostant à un recul de l’âge du départ à la retraite semblent être devenus un feuilleton régulier dans les luttes de classe en France et dans les pays du Nord. Le contenu particulier de la réforme, ou même la question de déterminer si elle est absolument nécessaire pour la classe capitaliste dans la conjoncture économique actuelle n’est ici pas notre propos. Retenons simplement qu’il s’agit d’une énième attaque sur la reproduction de la force de travail, et qu’elle impacte suffisamment de classes et de fractions de classes pour que des millions de personnes se retrouvent dans la rue. C’est ce que dit cette lutte, dans sa forme comme dans son contenu, des rapports de classe contemporains qui arme notre geste théorique.

 On peut souvent voir raillé, à travers de nombreux articles et billets écrits à chaud après une manifestation, le ronflement monotone des “cortèges-merguez-CGT” de la gauche syndicale et des limites de sa pratique et de son contenu idéologique – comme la défense du service public ou son pacifisme social-démocrate. Néanmoins, si certaines mobilisations en-dehors de ces épisodes semblent “aller plus loin”, comme les émeutes de banlieues ou les Gilets Jaunes, les prémisses d’une rupture avec le cours quotidien de la lutte des classes semblent parfois pointer le bout de leur nez au sein même des mouvements sociaux traditionnels. Depuis quelques années, on y voit de plus en plus de regroupements plus spontanés et violents. Ces composantes sauvages seraient le signe d’une impétueuse montée en radicalité et devraient donc être massivement investies et amplifiées par les “révolutionnaires”. Leur généralisation permettrait de dépasser les revendications molles du camp réformiste et de faire surgir un véritable rapport de force contre un pouvoir capitaliste toujours plus sourd à la souffrance et à la colère des dépossédé·es. C’est par exemple le cas pour la pratique du Black Bloc qui, à partir de 2016, a été perçue comme une véritable innovation – tant pratique que théorique – dans le répertoire d’action militant. Les manifestations sauvages contre le passage en force de la réforme des retraites à grand renfort de 49.3 du printemps 2023 font partie de ces récents moments “chauds” où la tension semble monter d’un cran et où l’on pense voir enfin vaciller le pouvoir. 

Pour bien comprendre de quoi on parle, il faut remettre cette séquence dans le contexte de l’effervescence politique qui a touché la France pendant quasiment 5 mois l’année dernière. On pourrait découper “l’avant 49.3” en deux périodes : la première s’étale de mi-janvier à début mars et a consisté en de grandes manifestations pacifiques en parallèle de grèves sporadiques dans les secteurs historiquement mobilisés du prolétariat (transports, électricité, carburants et chimie) et des classes d’encadrement (Education Nationale). Le nombre de manifestant·es est alors un enjeu particulièrement important pour la gauche, qui dresse le portrait d’un gouvernement isolé et détaché des “vraies réalités des Français·es” qui s’opposent en grande majorité à la réforme[1]. Au fil des journées de mobilisation, les cortèges grossissent, encourageant l’intersyndicale à appeler à une grève reconductible à partir du 7 mars[2]. Cette seconde phase du mouvement voit survenir, en plus des grèves perlées, d’autres actions plus spectaculaires, comme les blocages de fret, de ponts ou de sites industriels et logistiques, ainsi que des invasions de routes, rond-points, autoroutes, ponts, tunnels, plateformes logistiques, ports, centres commerciaux et péages. 

Certains secteurs comme celui des éboueur·ses intensifient leur grève, qui se double de blocages quotidiens dans les raffineries et la collecte des poubelles (public comme privé). Malgré le faible taux de grévistes, ces actions peuvent avoir lieu grâce à l’appui d’autres franges du mouvement, comme les “autonomes” ou encore les lycéen·nes et les étudiant·es qui entrent massivement dans la mobilisation à partir du 9 mars et la soutiennent sur les blocages, les piquets volants ou via leur participation à des caisses de grèves. La gauche fait de son mieux pour “mettre la France à l’arrêt” mais rien n’y fait car le 16 mars, malgré tous ces efforts, Elisabeth Borne annonce son intention de recourir au 49.3. Des manifestations spontanées se tiennent alors à Paris et dans d’autres villes de France et tournent à l’émeute, ponctuées de multiples rassemblements très mobiles et d’incendies de poubelles. Bien que les interdictions de rassemblement se systématisent dès le surlendemain, les manifestations nocturnes se poursuivront tous les soirs jusqu’au 23 mars et de façon tout aussi violente. Le rejet de la motion de censure transpartisane, déposée en grande pompe par le groupe parlementaire centriste LIOT le 20 mars à l’Assemblée Nationale, ne calmera pas les choses. 

Toutefois, si les moyens d’action ont paru se radicaliser, on aurait tort d’analyser cette séquence de la lutte des classes comme un embryon d’acquisition de conscience révolutionnaire, voire même d’un essaim de graines insurrectionnelles. Et si, en lieu et place d’une inédite créativité politique, le mouvement contre la réforme des retraites s’était plutôt présenté comme une impitoyable accumulation de limites ?

De l’illégitimité des foules

« Tout est à nous ! Rien n’est à eux ! Tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé,

Partage du temps de travail, partage des richesses, ou alors ça va péter ! »

Slogan enthousiaste.

« Quand on croit à cet ordre démocratique et républicain, l’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple et la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus. Il faut le rappeler. »

Emmanuel Macron, Président de la République.

Afin de saisir ce qu’a été – et ce que n’a pas été – le mouvement des retraites de 2023, il est nécessaire de revenir sur le fonctionnement du mode de production capitaliste (MPC) depuis la restructuration des années 1970-1980, ainsi que sur le cycle de luttes qui en est issu. Le cadre théorique que nous allons brièvement déployer ici, s’il peut paraître rebutant pour quiconque n’est pas encore familier·e de la critique de l’économie politique, n’en est pas moins nécessaire pour comprendre la substance et l’historicité des luttes de classe contemporaines et ne pas s’égarer à commenter chaque nouvel événement politique comme s’il s’agissait d’un caprice de l’actualité.

La société de classes dans laquelle nous vivons bon gré mal gré se définit par la suprématie de ce que l’on appelle le capital. Il n’existe qu’en produisant toujours plus d’argent que la somme initialement investie par le capitaliste. Le seul moyen pour celui-ci de faire fructifier son capital est d’exploiter le prolétariat en le faisant travailler toujours davantage ou plus intensément. Mais cette exploitation définit un rapport contradictoire entre la classe qui doit produire et celle qui possède les capitaux. Chez Marx, la contradiction entre le capital et le prolétariat est la source de la lutte des classes. On pourrait la définir comme la contradiction entre deux exigences. D’une part, celle de remplacer le travail vivant (le salariat) par du travail mort (les machines) pour augmenter sa productivité et, de l’autre, celle de poser paradoxalement la force de travail comme fondamentalement nécessaire pour l’extraction de plus-value : « Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse »[3]. Le prolétariat est toujours nécessaire (parce que son exploitation est la source de la valeur) et toujours de trop (parce qu’il est un frein à la productivité), c’est en cela que le rapport d’exploitation est contradictoire pour lui-même et que le capital coupe irrémédiablement la branche sur lequel il est assis.

 Dans la contradiction entre le prolétariat et le capital, chaque terme implique l’autre comme son corrélat nécessaire, et pourtant cette relation n’est assurément pas symétrique, le capital pose le prolétariat comme son subordonné dans le procès de production. Nous appelons restructuration, avec la revue Théorie Communiste, la modification structurelle du rapport capital-travail telle qu’elle a été définie dans les années 1970-1980. Elle met fin à un régime d’accumulation fordiste à bout de souffle qui implosait sous le poids de ses contradictions internes et des assauts répétés du mouvement ouvrier. Il a fallu que le capital, pour persévérer dans sa quête sisyphienne de valorisation, en finisse avec cette phase de son histoire. Cette restructuration s’illustre notamment par une transformation profonde du marché du travail, conjuguant chômage de masse, disparition progressive de l’État-providence et transnationalisation du capital / mise en concurrence internationale du prolétariat[4]. Durant cette période, on observe une tendance qui ne s’est jamais arrêtée depuis, c’est-à-dire l’approfondissement qualitatif de la segmentation interne de la classe ouvrière. Les travailleurs·ses sont toujours plus “séparé·es” les un·es des autres. La multiplication du recours aux boîtes sous-traitance et celle des niveaux de qualification, n’en est que l’un des symptômes les plus manifestes.

Le travailleur précaire (le patronat préfère dire “flexible”) devient alors la figure paradigmatique du MPC et le chômage n’est plus un en-dehors du travail salarié mais un moment de celui-ci. Les prolétaires connaissent ainsi des phases de chômage plus ou moins grandes entrecoupées de contrats à temps partiel au bon vouloir de l’employeur capitaliste. Ces mutations sont issues de la disjonction des gains de productivité avec les salaires sur laquelle se fondait l’ancien régime d’accumulation. C’était ce que l’on appelait le compromis fordiste : on augmente les cadences et, en contrepartie, on augmente les salaires. Ce couplage avait une fonction, une légitimité, dans ce modèle de l’accumulation capitaliste puisqu’il augmentait, par exemple, la consommation ouvrière au niveau national[5]. Désormais, le taux de profit stagnant et les circuits de marchandises s’étant largement mondialisés, le capital ne peut plus rien lâcher, et la revendication salariale n’est plus structurelle. Quand la taille du gâteau n’augmente plus, le capital ne peut que réduire la proportion des miettes qu’il laisse au prolétariat. 

Mais il ne faut pas seulement comprendre la restructuration du rapport capital-travail comme une négation de l’ancien fordisme, comme un simple “n’est plus”. La négation est production en positif d’une nouvelle phase, qui introduit un nouveau cycle de luttes, c’est-à-dire « l’ensemble des luttes, des organisations et des théories qui constitue une pratique du prolétariat historiquement définie dans l’implication réciproque entre le capital et le travail »[6]. On pourrait dire que c’est la manière spécifique qu’a le prolétariat dans ses luttes de poser son rapport au capital. Le cycle contemporain met fin aux luttes salariales victorieuses s’étalant sur un secteur ou une branche, qui permettaient alors une augmentation générale de la consommation ouvrière et justifiaient la représentation politique du prolétariat.

Ces luttes définissaient une classe ouvrière stable conférant l’image d’une unité du prolétariat du vieux mouvement ouvrier – au prix de l’invisibilisation de certains de ses segments (féminin et/ou racisé par exemple). Dans le schéma marxiste classique, la revendication salariale devait unir les prolétaires sous des organisations économiques (syndicats, comités d’usine) puis, en étendant leurs revendications au plan du général, sous des organisations s’emparant du pouvoir politique (le Parti). Cela avait pour conséquence de créer une classe unifiée consciente de ses intérêts. Cette unité n’est pas retrouvable, la restructuration du MPC repose sur l’atomisation structurelle du prolétariat. La revendication salariale ne peut plus s’étendre au-delà de là où elle a été négociée. C’est ce qu’entérine la tristement célèbre loi travail de 2016 : l’accord d’entreprise prime sur l’accord de branche, notamment en matière de salaires, de temps de travail et de majoration des heures supplémentaires. Le capital exerce une pression pour baisser la valeur de la force du travail, se traduisant donc par une précarisation du travail et une baisse de la valeur de la force de travail : « le marché du travail est devenu un “plan social” permanent »[7], où le revenu n’est jamais que le rappel mensuel de notre place dans la hiérarchie sociale. La précarisation n’est pas l’extension d’une situation à un plus grand nombre de prolétaires, c’est le travailleur précaire qui est devenu la nouvelle figure archétypale du prolétariat posée dans le rapport capital-travail. Là encore, il faut comprendre cette évolution comme production d’une situation nouvelle du prolétariat, et de son activité immédiate dans la lutte de classe. La force de travail n’est plus achetée individuellement par un libre contrat établi entre deux parties, elle est maintenant produite comme force de travail globale appartenant en droit à l’ensemble de la classe capitaliste[8]. Cela permet de mettre librement à disposition la force du travail selon les exigences du capital (turnover très élevé, mobilité nouvelle de la main-d’œuvre) et de faire du salaire individuel une simple fraction de cet achat global. Le prolétariat est entièrement intégré au capital, mais comme un superflu remplaçable à l’envi. 

Du fait de l’illégitimité de la revendication salariale, les luttes sur le salaire ne peuvent avoir un impact direct que sur des négociations d’entreprise, à l’échelle locale. Les rapports directs de production ne sont plus le point autour duquel les différents secteurs du prolétariat se réunissent et luttent – ce qui ne veut pas dire non plus que ces rapports ont disparu. L’État (comme capitaliste collectif) a entrepris les différentes mesures de précarisation de la force de travail à la place des capitalistes individuels, notamment en flexibilisant le marché du travail et en réduisant le panier des biens de subsistance (le fameux pouvoir d’achat). Il a aussi attaqué les différentes formes de salaire socialisé (retraites, assurance chômage, sécurité sociale, etc.), c’est pourquoi la lutte de classe d’aujourd’hui se cristallise sur la gestion étatique des revenus. Dans la lutte des classes, il a toujours été question de l’État (comme les factory acts l’ont montré dès le XIXe siècle), mais c’était alors sur la base de l’extension de revendications particulières sur les conditions de travail contre un capitaliste particulier. Cette remise en question de l’État se fondait alors sur une identité ouvrière légitime et confirmée par le cycle d’accumulation du capital, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. 

Désormais, comme l’État est le régulateur de la politique de revenus, les revendications sur le pouvoir d’achat n’indiquent plus qu’un responsable, l’État. L’État est alors à la fois la cible des critiques et le principal interlocuteur, par l’intermédiaire duquel est attaquée la classe capitaliste. On critique la collusion entre le gouvernement et le pouvoir économique qui détourne l’État de son rôle supposé : servir l’intérêt général et redistribuer équitablement la richesse sociale. Les classes réellement en lutte le font sous la forme d’une société civile composée “d’honnêtes citoyens” se révoltant contre un “État déraciné” et des “élites mondialisées”. Si tout cela est bel et bien affaire d’idéologie, il faut garder en tête que cette dernière est produite par une structure réelle de la contradiction entre les classes. C’est dans ce cadre que nous appréhendons le mouvement contre la réforme des retraites.

Le devenir-citoyenniste des syndicats

« Ce qui est sûr, pour Jérôme, c’est que les gens ne sont plus dans la rue uniquement pour les retraites, mais aussi pour dénoncer une “façon de gouverner. »

Tant que le régime d’accumulation fordiste tournait à plein régime, le compromis de classe démocratique pouvait s’établir formellement dans les négociations, parfois houleuses, entre les deux pôles antagonistes du rapport d’exploitation : le capital d’un côté et le travail (ou plus exactement son représentant officiel, le mouvement ouvrier) de l’autre. L’amélioration continue des conditions de vie du prolétariat accompagnait les gains de productivité industriels et le rôle dévolu à la sphère de la politique était d’arbitrer, en fonction des rapports de force conjoncturels, le partage de ces derniers.


Avec le délitement de la fugace prospérité des Trente Glorieuses et la restructuration qui s’est ensuivie à partir des années 1970, c’est tout l’équilibre de ce cycle de luttes qui fut rompu. L’identité ouvrière ne trouvait plus sa confirmation sociale et politique dans le développement du capital. D’une part, le développement du capital tend à réduire le travail productif à sa portion congrue. D’autre part, la désagrégation des frontières des économies nationales rend impossible toute adéquation stricte entre la production industrielle et le marché intérieur. Si les marchandises ne sont pas destinées à être achetées par ceux-là mêmes qui les produisent, l’augmentation des salaires ne se répercute pas directement sur la demande. Dans ces conditions, la boucle de la consommation salariale, qui était au fondement du “partenariat” asymétrique entre le capital et le travail, ne remplit plus un rôle fonctionnel et le coût de la force de travail apparaît toujours davantage comme une charge pesant sur les profits.
Il n’est pas ici question de prétendre que le MPC se serait affranchi du prolétariat et que ce dernier appartient à une époque révolue, bien au contraire[9]. Son existence se vérifie quotidiennement partout où la valeur s’accumule, mais elle est devenue contradictoire pour elle-même et n’a plus aucune positivité à libérer depuis sa position propre. Il n’y a plus d’identité ouvrière car le prolétariat ne peut plus s’affirmer politiquement comme classe du travail productif. Hormis une poignée d’appareils gauchistes sous morphine qui se sont fixés pour tâche de ressusciter les organisations de masse d’antan avec leur panoplie de revendications s’additionnant jusqu’au socialisme, qui mutera à son tour en communisme d’une manière ou d’une autre, tous les protagonistes de la lutte des classes ont pris acte de ces transformations et s’y sont adaptés tant bien que mal. 


C’est ainsi que les organes syndicaux ont progressivement cessé d’être l’émanation institutionnelle du mouvement ouvrier pour endosser les intérêts d’un “monde du travail” aux contours flous, dont l’extension de l’intersyndicale au-delà des figures de proue des précédents mouvements sociaux (les bastions cégétistes du service public) est censée symboliser l’unité. L’infinie diversité sociologique de ce que signifie “être un prolétaire” aujourd’hui a participé de l’effacement de l’affirmation d’une classe stable et monolithique au profit d’un front uni contre la vie chère dans lequel tout un chacun peut se retrouver. 

L’ensemble des syndicats ayant acté l’illégitimité de la revendication ouvrière, il leur faut désormais investir un nouveau sujet politique à partir duquel négocier les conditions de l’exploitation avec la classe capitaliste et ses relais. Le “monde du travail” est précisément le lieu où s’opère cet artifice. Mais il ne s’agit pas pour autant d’un leurre. Ce qui est en jeu ici, c’est d’abord et avant tout ce qu’il y a à représenter. Ainsi, en rassemblant employé·es, fonctionnaires, entrepreneur·ses ou cadres, la coalition syndicale cherche à retrouver les capacités d’organisation qui lui conféraient sa légitimité auprès du pouvoir d’Etat à l’époque du fordisme. En ce sens, assumer la dissolution de l’antagonisme entre prolétariat et bourgeoisie, c’est ériger la “société civile” chère à l’imaginaire citoyenniste en nouvelle interface d’élaboration du politique. Pour capitaliser sur l’impopularité générique du gouvernement et conserver la coalition la plus large possible, les syndicats ont dû renoncer à fixer toute position de classe, et plus encore partisane. Rien d’étonnant donc à ce que les communicant·es de la CGT aient privilégié les interventions médiatiques d’économistes post-keynésiens bon teint comme Michaël Zemmour aux discours ouvriers qui n’ont plus voix au chapitre en tant que tels dans le capitalisme restructuré. L’argumentaire technique déployé par les “experts” vise à convertir la lutte des classes en révision savante des calculs opérés par l’exécutif et, ainsi, à sauvegarder l’harmonie de l’économie nationale. Sans opposer travail et capital, la notion d’intérêt général englobe astucieusement les deux. De la sorte, l’appartenance de classe n’est plus l’identité sur la base de laquelle on pourrait conquérir quelque chose, mais un statut à préserver, un reliquat du CNR et de sa ribambelle “d’acquis sociaux” du temps où le travail bien fait était rémunéré à sa juste valeur.

Une critique inconséquente se désolerait vainement de l’abandon du référentiel ouvrier qui a fait les beaux jours des insurrections du siècle passé. À rebours de toute nostalgie, il s’agit d’accepter que ces rénovations idéologiques prennent racine dans l’illégitimité de la revendication à l’origine de la crise de la médiation syndicale et de son rapport à l’État. L’État ne peut se présenter comme garant de l’intérêt général, séparé d’une classe particulière, que parce qu’il est entièrement subsumé sous la logique du capital. Si certaines revendications ne peuvent plus aboutir, c’est qu’elles butent sur les conditions de cette subsomption au capital : comme disait Jospin, l’État « ne peut pas tout », parce qu’il n’est qu’État du capital et non pas démiurge politique. Il n’y a pas de “crise de la démocratie” ou de “rupture du dialogue social” mais une crise du capital et, par conséquent, du mécanisme démocratique qui était historiquement le sien à un certain stade de son développement. Or, c’est sur ces assises que reposait le syndicalisme industriel, dont la tâche était d’encadrer les luttes de classe en leur prodiguant un contenu délimité et compatible avec la dynamique conjoncturelle de l’accumulation capitaliste.

Car ce que les discours décriant l’inertie des bureaucraties syndicales qui ont fleuri tout au long du mouvement s’empêchent de comprendre, c’est que rien ne peut plus être organisé durablement sous la bannière de la montée en puissance de la classe[10]. Les rares victoires qui peuvent encore être arrachées ici et là ne concernent que des accords locaux, à l’instar des grèves de raffineurs de l’automne 2022. Pour que la revendication soit audible pour le capital, il fallait impérativement qu’elle soit circonscrite à un secteur particulier et qu’elle ne remette pas en jeu l’atomisation fondamentale qui caractérise le prolétariat dans son ensemble.

Ainsi, la grève générale, qui a hanté toutes les bouches quelques mois plus tard, ne se décrète ni ne se construit : elle était, pour le cycle de luttes précédent, le point d’explosion de la guerre des classes devenue ouverte, à la condition que ses deux pôles soient en mesure d’assumer ce duel. Chacun des protagonistes reste le même au cours de l’affrontement, à ceci près que la nature du rapport qui les unit est ultimement bouleversée, passant de l’exploitation d’une classe par une autre à l’expropriation de cette dernière. Mais, à partir du moment où le prolétariat ne peut rester ce qu’il est, c’est toutes les règles de ce rapport qui entrent en tension. 

Laissés pour compte d’une nouvelle répartition des rôles sociaux où leurs prérogatives ont été réduites à peau de chagrin, les syndicats s’efforcent de se creuser une place dans le capitalisme restructuré. La perspective citoyenniste leur offre alors un mince espoir de salut : dépoussiérer les institutions républicaines de fond en comble afin de remettre en état de marche le mécanisme démocratique d’antan. On retrouve là l’essence du citoyennisme qui traite les contradictions historiques du MPC comme des problèmes politiques à résoudre, un registre flagrant lorsque Martinez éreinte la « réforme du Président de la République » pour mieux signifier la séparation du despote d’avec le peuple. 

C’est ainsi que la figure de Macron incarne le mur bloquant le citoyennisme et ses formes d’expression politique, qui ne trouvent plus de débouchés. Mais ce phénomène, qui commence dès le mandat Hollande et l’austérité des années 2010, est loin d’affecter les seuls syndicats. L’absence de résolution politique du conflit a poussé les Gilets Jaunes dans les bras du RIC, qui offrait une indemnité de démocratie attendu qu’ils ne pourraient pas obtenir autre chose. Les Gilets Jaunes ont vécu en accéléré l’illégitimité de la revendication dont nous avons retracé plus haut la généalogie et se sont violemment heurtés, en l’espace d’une poignée d’actes, à l’impasse du citoyennisme prolétarien.
Le mouvement contre la réforme des retraites de 2023 a su puiser d’autres ressources en mobilisant un alliage hétérogène de différentes couches sociales, aujourd’hui unies contre le “capitalisme comme pouvoir”. C’est dans le chant du cygne du citoyennisme que se réalise enfin la convergence des luttes défaites dont l’idéologie démocratique est le dernier refuge. Mais cette idéologie a discerné ses propres limites lorsque le soutien populaire, même certifié numériquement par les enquêtes d’opinion et les chiffres triomphaux brandis à la fin de chaque manifestation hebdomadaire, s’est avéré insuffisant pour faire plier le gouvernement. L’extension du répertoire d’action contestataire, allant jusqu’au refus des directions syndicales de condamner l’usage de la violence que leur service d’ordre réprimait sans ménagement quelques années plus tôt, découle de cette impasse que trahit le suprême recours à la consultation citoyenne. Devant le refus obstiné du gouvernement de rétablir les négociations bilatérales qui caractérisaient les syndicats comme agents de médiation des conditions de l’exploitation, on voit poindre une nouvelle forme d’interclassisme radicalisé : orphelins du fil d’Ariane de l’identité ouvrière qui guidaient les luttes du cycle précédent, on doit rechercher fébrilement qui on est et qui est l’ennemi. Les cartes sont en train d’être rebattues mais, en l’absence d’un centre de gravité politique autour duquel trouver un équilibre, ce citoyennisme affaibli prend la forme d’une poche de résistance au rouleau compresseur du “néolibéralisme” plutôt que d’une entreprise de dévoilement d’un horizon proto-socialiste (à travers le salaire à vie, les communs ou on ne sait quoi).

 L’opposition entre les grammaires militantes syndicales et autonomes, qui s’était cristallisée dans l’irruption du célèbre “cortège de tête” concurrençant le monopole d’apparition politique de la CGT dans les manifestations nationales, révèle alors sa caducité. Ces deux termes des luttes de classe contemporaines se sont exprimés dans leur plus sincère complémentarité : les un·es se réfugiaient derrière les institutions syndicales pour légitimer leur action et contenir un tant soit peu la répression policière qui s’abat sur elleux, tandis que les autres agitaient à peu de frais sur les plateaux télé la menace du chaos social qui couve tant que ne sera pas rétablie la place qui leur revient de droit. De plus, la multiplication des blocages par procuration dissimulaient à point nommé les taux de grévistes en berne dans la plupart des secteurs clefs. Le secours des étudiant·es sur les piquets de grève des éboueurs ou des chauffeurs de bus n’est pas tant salué par ces derniers comme un gage de solidarité bienvenu que comme la condition même de la poursuite du mouvement dont l’interclassisme est simultanément le cadre et le contenu.
Depuis 2016, les luttes interclassistes sont menées par une classe moyenne[11] qui devine son implacable destin et tente de le déjouer. À mesure que les recours institutionnels échouent les uns après les autres, la violence est apparue comme le dernier mode de médiation
 politique susceptible de renverser la vapeur.

La motion ou le pavé

« Tout ce que j’ai retenu de la Marseillaise,
C’est “aux armes citoyens”.
»

Kalash Criminel, Arrêt du cœur.

Si les syndicats et le “mouvement social” ont plus que jamais montré leurs limites, le milieu autonome, dont nous faisons partie, a brillé par son inconséquence. Soutenons d’emblée que ce n’est pas parce que ce mouvement est marqué du totem de l’émeute qu’il pose la question du communisme, et s’extasier devant des incendies de poubelles en dit davantage sur le niveau critique de désillusion que nous avons atteint que sur la victoire tactique qu’auraient remportée les tenant·es de l’insurrection en s’échappant du parcours validé par la préfecture.

La population des nuits du 49.3 semble un peu plus bigarrée que celles des autres séquences du mouvement. Il y avait bien sûr les gauchistes et les étudiant·es, mais aussi un nombre significatif de nouveaux et nouvelles arrivant·es entrant dans le mouvement à ce moment-là. Ainsi, nous avons vu apparaître une population davantage issue des classes moyennes salariées, dont des composantes inhabituelles de ce groupe social – comme par exemple le blocage de la fac d’Assas par ses étudiant·es le 23 mars – plus habituées aux machines à café des start-ups qu’aux secteurs professionnels syndiqués et politisés.

Tomber nez à nez avec un jeune cadre dynamique qui court aussi vite que vous pour échapper aux flics ou avec cette étudiante de grande école qui fracasse des panneaux publicitaires alors que « d’habitude, [elle] a des frissons et [elle] ne peut pas regarder de films violents », mais pense dorénavant « que la violence est malheureusement nécessaire » en a interloqué plus d’un·e. La colère inattendue des jeunes membres des classes moyennes salariées a participé à leur radicalisation, et a ravivé dans le cœur de l’extrême-gauche le doux espoir de la révolution.
On ne compte plus les articles enthousiastes qui à ce moment-là trépignent devant les « tendances réellement révolutionnaires qui s’expriment » chaque soir. L’émeute devient alors une pratique fondamentalement communiste, et toute action qui tranche avec le répertoire de la gauche institutionnelle, comme la manifestation sauvage ou la casse qui l’accompagne, semble annoncer une rupture qualitative dans le quotidien du travail salarié : « Une foule qui n’accepte plus le parcours encadré par la police, endommage les symboles de l’économie et exprime sa colère dans la joie, est un débordement, donc une menace ».

Ici la formule d’autant plus ironique que la violence est pourtant renvoyée à un acte symbolique. La mention de la joie suggère le slogan « la grève est une fête » mais semble réduire les enjeux de cette dernière à bien peu de choses : participer à incendier du mobilier urbain reviendrait à rejoindre un mouvement où le communisme serait déjà en germe, prêt à être découvert et amplifié par nos spécialistes de la subversion.

La plupart des analyses appellent de leur voeux la “gilet-jaunisation” et le “durcissement” du mouvement, persuadées que la révolution est une affaire essentiellement tactique. En plus de fétichiser l’émeute, elles utilisent plusieurs principes à l’aune desquels sont considérées la vitalité et la “potentialité” des protestations. Au-delà même de l’idolâtrie face à telle ou telle pratique, le défaut de compréhension de ces événements réside donc dans une certaine “idéologie du potentiel”[12] chantant les louanges de la créativité, la mobilité, la flexibilité et la résilience du mouvement nocturne. Ces caractéristiques innovantes s’articulent d’ailleurs avec une autre prisée par ces militant·es : l’autonomie face aux syndicats, partis politiques et autres organismes honnis de la gauche traditionnelle
Pourtant, la violence ne dit rien de la radicalité d’une action ou de son potentiel révolutionnaire. Lévolution d’un mouvement et ses limites subséquentes ne se situent pas dans des formes de lutte précises traversées par des éléments de puissance enfouie ou non. C’est la composition de classe qui reste fondamentale pour déterminer les propriétés d’une agitation quelconque, ainsi que les enjeux globaux de l’époque et enfin les luttes dans lesquelles elle s’inscrit.

Dans ce cadre, la manifestation symbolise le poids politique (plutôt qu’économique) de l’alliance interclassiste. L’émeute, quant à elle, ne représente pas forcément une rupture dans la pratique de la lutte des classes. Elle peut n’être qu’une modalité de l’action revendicative. Le cas échéant, elle pallie les dysfonctionnements des structures organisationnelles classiques en faisant entendre les sans-voix, selon la célèbre formule de Martin Luther King reprise lors des manifestations. L’émeute ne remet donc pas par essence en cause la reproduction capitaliste, tant pour les émeutiers que pour les non-émeutiers.

Acculé·es au désespoir face aux limites structurelles de l’unité du prolétariat organisé, la gauche et ses supplétifs trotskistes veulent plus que tout construire une “convergence des luttes”. Observant de nombreuses fractures au sein de la classe ouvrière et se demandant comment les résorber pour faire advenir la révolution, le militantisme n’a guère de réponse satisfaisante à donner. L’émergence d’un front uni prolétarien contre la machine capitaliste est donc non seulement appelée par ces révolutionnaires déçu·es, mais même implorée en véritable deus ex machina. Des trotskistes aux autonomes, les segmentations internes du prolétariat ne sont pas résolues mais niées, et leur dépassement est pensé comme une synthèse de leurs différentes composantes sociales, qui forment au travers de leurs différences un sujet révolutionnaire de circonstance. Soit les étudiant·es s’impliquent en tant qu’étudiant·es (cortèges de fac, blocages d’universités), soit ils rencontrent les salarié·es en grève – toujours en tant qu’étudiant·es – avec tout le folklore que ça implique. Toute cette mascarade aboutit finalement à une grande catégorie providentielle (“la jeunesse”, “notre camp social”, etc) dans laquelle se dissolvent comme par magie les tensions névralgiques qui fracturent le mouvement de l’intérieur.

Cet examen globalisant permet de « dissoudre la frontière invisible qui rend si difficile aux “révolutionnaires permanents” l’accès “là où ça se passe” »[13], escamotant opportunément le vieux dilemme gauchiste de l’interventionnisme. En effet, il n’y a plus les travailleur·ses d’un côté et les étudiant·es de l’autre puisque tout le monde est rassemblé au sein de la grande catégorie des “bloqueurs”. La classe moyenne militante n’a donc plus à craindre éternellement d’usurper le combat des ouvriers. La généralisation de cette union de synthèse à travers l’incendie de poubelles au nom du respect de la démocratie bourgeoise devrait alors participer de ce “dépassement de la revendication catégorielle” nommé plus tôt, c’est-à-dire l’arrêt de la réforme des retraites ou la défense du service public. On évacue de la sorte le clivage de classe pour ne raisonner qu’en termes de citoyen·nes, d’individus ou carrément, pour les plus téméraires, de “formes-de-vie”. 

Dès lors, comment se fait-il qu’une fois que les foules rebelles accomplissent ces actions si subversives la sauce ne prend pas ? Comment expliquer ce qui construit l’écart entre la situation présente avec la montée des tensions au sein de la société de classe et la rupture avec le temps ordinaire de l’exercice du pouvoir ? L’activisme répond alors par une explication quasiment psychologique et non structurelle du rapport de classes : la carence de motivation, pendant de la trahison des bureaucraties syndicales. Le problème étant d’ordre tactique, l’analyse sombre mécaniquement dans une démarche volontariste. Il s’agit dès lors de combattre le manque de foi active en la révolution. Les forces révoltées doivent continuer à déployer la vigueur de leurs actions et de leur courageuses initiatives dans la lutte face à un ennemi plus que jamais désigné : « Ce qui menace le “mouvement social”, c’est la fatigue et la résignation ».

A l’encontre de ces explications superficielles et des slogans frénétiques qui les accompagnent, nous nous devons de nous pencher sur la question de la “potentialité” des émeutes du 49.3. Dans son acception polémique, la figure du “citoyenniste” est régulièrement charriée comme l’image d’un militantisme mou et profondément attaché au processus démocratique bourgeois. Pour notre part, nous entendons par citoyennisme « une idéologie dont les traits principaux sont 1°) la croyance en la démocratie comme pouvant s’opposer au capitalisme 2°) le projet d’un renforcement de l’État (des États) pour mettre en place cette politique 3°) les citoyens comme base active de cette politique ».

Comme nous l’avons dit, la forme des déambulations nocturnes contre le 49.3, même si elle a suscité beaucoup de débats et d’espérance, ne permet pas de répondre à nos questions. Il faut se pencher sur le contenu idéologique particulier de ces émeutes. 

La permanence parlementaire d’Eric Ciotti à Nice a été caillassée dans la nuit de samedi 18 mars à dimanche 19 mars, soit en plein pendant les nuits du 49.3 – une mésaventure que connurent nombre de ses collègues au cours du mouvement. L’un des tags les plus emblématiques de la séquence ornait sa devanture : « La motion ou le pavé ». Nous avons ici un discours spécifique : un attachement toujours présent aux dispositifs démocratiques constitutionnels, mais qui se pare des atours d’une violence politique contestataire. Ciotti déclarera lui-même, des trémolos dans la voix, qu’il s’agissait alors de “faire pression” sur lui et sur ses collègues.

La logique d’interpellation des dirigeants est ancrée dans un univers politique citoyenniste mais navigue dans un contexte de déficit d’intermédiaires dans la chaîne de négociation politique, induisant une attitude violente que l’on voit souvent traduite sous l’allure d’un “ras-le-bol” généralisé déchaînant les plus furieuses passions. Passions de qui d’ailleurs ? Ici, même si on peut supposer qu’il pourrait s’agir des “petits” pour qui cette cause ferait vibrer les cordes de l’engagement en faveur de la démocratie directe, même le temps d’une soirée, il n’est pas précisé la substance qui constitue ce corps social. On pourrait même comprendre cet appel comme une main tendue vers une communauté mouvante et aclassiste, des indigné·es aux 99%, en passant par un “nous” occulte… Mais, en l’espèce, le relatif pacifisme qui pouvait être arboré par certains acteurs traditionnels de cette frange comme Attac est ici complètement balayé. 

« Et nous aussi on va passer en force » est l’un des slogans les plus récurrents de cette période. Il reste toujours dans le récit de la rue la défense du processus démocratique institutionnel, même s’il se fait ici toujours dans un registre plus virulent car désignant le motif de la croisade : le scandale du 49.3. Même par rapport aux mouvements sociaux similaires, la donne a quelque peu changé. Nous ne sommes plus tout à fait sur le « Je lutte des classes » du mouvement des retraites de 2010. Cependant, comme dans le citoyennisme classique, il y a toujours la logique populiste du “nous contre eux” qui pourrait sonner comme une menace de révolution si on ignore le contexte de son énonciation, c’est-à-dire un mouvement qui se “citoyennisera” à la suite de ces mobilisations et dont la critique de l’exécutif est constitutive. 

Ce registre de mobilisation semble s’incarner dans une forme paroxystique de citoyennisme qui s’est dépeinte sous une apparence émeutière, “radicalisée”. Il se présente sous la masse d’un “nous”, du peuple qui rappelle au gouvernement, par ses cris et autres démonstrations de puissance, que lui aussi “peut passer en force”. Une multitude qui fait sauter les digues de l’utilisation de la violence comme moyen de négociation dans la répartition entre le travail et le capital, comme l’était autrefois la revendication syndicale. Il s’agit d’une logique de désespoir, typique d’un citoyennisme qui sent s’écrouler sous ses pieds le vestige des fondations matérielles de la force du camp ouvrier sur lesquelles il s’appuyait malgré tout jusqu’alors. La figure aseptisée du citoyen que l’État avait substituée à l’appartenance de classe est aujourd’hui mobilisée comme avatar de l’intégration républicaine d’une classe moyenne en perdition.
Mais même la détresse des activistes ne leur fera pas prendre pour autant une radicalisation progressive d’une revendication républicaine pour une véritable rupture révolutionnaire. Iels savent tout de même que « la question donc, ce sera maintenant de savoir comment vont muter les jeudis soirs » et ne comptent pas se contenter de ces balades nocturnes, quitte à prêter à tou·tes les participant·es leurs propres motivations et espoirs. En l’occurrence, iels pensent que les émeutier·es se sont enfin débarrassé·es des illusions que sont le réformisme, les élections, la gauche et tout contre-pouvoir législatif au monde de l’argent : « Depuis le 49.3, de sauvage en sauvage, s’est éteinte cette croyance en la démocratie revivifiée : no Berger, no Nupes, no référendum » (sic).

Ces croyances furent pourtant déjà largement contredites par les Gilets Jaunes, qui sont elleux aussi passé·es d’une logique pacifiste à une pratique violente sans abandonner la défense de la démocratie. L’épisode des Gilets Jaunes nous a également montré que l’idéologie cityenniste, à travers la subjectivité qu’elle produit, contient en elle-même la possibilité du retour à l’ordre. Macron et Le Pen ne s’y sont pas trompé·es lorsqu’ils l’ont exploitée pour tenter d’évacuer, au moyen d’un “grand débat” télégénique ou d’une posture “anti-système”, les doléances du “peuple des ronds-points”. 

Les soirées contre le 49.3 ne préfigurent pas la révolution. Elles correspondent fidèlement à la dynamique du citoyennisme. Elles ne constituent qu’une critique interne de la démocratie, une lutte pour un “parlementarisme éthique”, c’est-à-dire la restauration d’une démocratie idéelle en opposition à celle réellement existante, évacuant par là-même le contenu de la réforme. Tragique clou du spectacle : des révolutionnaires ont fini en GAV pour défendre la souveraineté du parlement à voter démocratiquement une loi que le 49.3 leur rendait insupportable. On y retrouve la foi en l’impartialité et la nécessité des institutions républicaines face aux intérêts particuliers d’une caste sociale (“les ultrariches”) et l’identité interclassiste du sujet du mouvement. Mais si l’autonomie de l’Etat face à la rapacité des capitalistes est une constante des discours citoyennistes, le retour aux Trente Glorieuses semble tout de même de plus en plus difficile à envisager. C’est ce qui amène logiquement les “petits” à exiger d’accéder à la table des négociations, sans pour autant que l’idée de la renverser ne leur traverse l’esprit.

Conclusion

« Les Athéniens n’ont pas trouvé la démocratie parmi d’autres fleurs qui poussaient sur la Pnyx, ni les ouvriers parisiens n’ont déterré la Commune en dépavant les boulevards. »

Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société.

Si un épilogue tardif nous a paru nécessaire, c’est que, au-delà des polémiques stériles sur la stratégie qu’aurait dû emprunter le mouvement pour remporter la victoire, quelque chose de plus profond se jouait dans cette lutte contre la réforme des retraites.

Nous faisons le pari qu’un revirement est en train de s’opérer et que nous assistons depuis quelques années à l’expiration du citoyennisme sous l’égide duquel se faisaient jour les mouvements sociaux de l’orée du XXIe siècle. À l’heure actuelle, il est impossible de caractériser avec certitude le nouveau cycle de luttes dans lequel nous nous engageons, mais c’est la tâche ingrate de la théorie que de traduire à tâtons l’horizon que dessinent les luttes dont elle est témoin.

Pour qu’il y ait revendication, il faut constituer une communauté d’intérêt, plus ou moins illusoire mais assurément nécessaire. Le citoyennisme n’est pas qu’un peuple, c’est-à-dire un agrégat de fractions de classes unies par l’hostilité envers tel ou tel mode de gouvernement. La masse indifférenciée de citoyen·nes que les conflits autour de la répartition de la plus-value sociale cristallisent en sujet politique négatif de l’identité ouvrière ne suffit pas, encore faut-il que ce sujet acquière un contenu positif, qu’il caractérise le refus de l’État de le consacrer politiquement comme une défaillance à laquelle il faut remédier.

 La lutte des classes restructurée avait sa forme bien définie (le mouvement social dont les “débordements” n’ont jamais été qu’un appendice) et son contenu (le citoyennisme sous quelque modalité qu’il se présente). Ce qui se mettait alors en branle, c’étaient des fragments de classe tâchant de trouver une situation commune, et c’est à la figure du citoyen se rapportant à l’État qu’a pu adhérer le peuple enfin retrouvé. 

Mais ce processus de subjectivation, constitutif du moment revendicatif des luttes sociales, est aujourd’hui grippé. Une décennie après l’arc Occupy-Indignados-Nuit Debout, il ne viendrait plus à l’esprit de quiconque l’idée saugrenue d’interrompre la lutte pour s’asseoir au beau milieu d’une place et écrire une Constitution entre citoyen·nes informé·es[14]. Auprès des syndicats et du “mouvement social”, le citoyennisme a pu servir pour un temps de prothèse à une identité ouvrière en perdition, mais son incapacité à se formaliser politiquement à l’ère de l’obsolescence de la démocratie lui a valu une longue succession d’échecs érodant son hégémonie dans les luttes. L’idéologie du service public d’antan s’efface peu à peu au profit d’un anti-oligarchisme sans lendemain.

Outre son caractère grotesque, la séquence des “casserolades” qui ont ciblé tous les membres du gouvernement jusqu’au plus obscur directeur de cabinet à partir de la fin du mois d’avril a incarné l’errance d’un mouvement social qui n’en finissait plus de mourir. Il était devenu clair aux yeux de tou·tes que rien d’autre qu’une stricte négativité ne pouvait être opposée aux divers, mais tous semblables, personnages macroniens, car rien n’émergeait de la mobilisation en elle-même. Le tintement des ustensiles de cuisine rappelait péniblement que le peuple s’était mobilisé, qu’il était dans la rue et qu’il tenait à signaler sa présence. Mais, le bruit ne composant aucune mélodie, c’était sa propre impuissance qui résonnait alors.


Si la séquence qui s’ouvre annonce bien le « terminus de la politique », ce n’est pas tant parce que le néolibéralisme triomphant aurait parachevé « son adhésion pure et parfaite à l’économie, à l’efficacité, à la performance »[15] mais parce qu’aucune force sociale ne semble pouvoir, pour le moment, se dresser positivement face au capital. Ce sont, encore et toujours, les luttes de classe qui viendront à bout de cette impasse et réécriront la règle du jeu, jusqu’à son abolition.

Devant le citoyennisme émeutier de certains, que dire ? Qu’ils sont bien bêtes d’avoir rejoint les mots d’ordre tièdement gauchistes du mouvement social ? Que leur obstination à réanimer le cadavre du fordisme et de son déguisement démocratique relève du fanatisme ? Et que nous, vrais communistes radicaux, sommes bien plus malins qu’eux à ne pas être tombés dans le panneau ? Au contraire, nous affirmons que l’anachronisme n’existe pas. Tout ce qui se manifeste dans les luttes est le produit de circonstances particulières dans laquelle se meut l’idéologie du “mouvement social”. On aura beau jeu de ranger l’activisme au placard en assénant que sa caducité rend tout ce qu’il entreprend insignifiant à l’endroit du mouvement réel, toujours est-il que le rapport conflictuel qu’il entretient à la lutte des classes telle qu’elle existe dit quelque chose de crucial sur la conjoncture du temps présent. L’interclassisme radicalisé, l’autonomie militante et le citoyennisme syndical sont les hérauts d’un citoyennisme à l’agonie. 

Pour notre part, nous ne nous revendiquons d’aucune autre radicalité que celle du moment présent. Nous ne sommes pas anti-citoyennistes, pas même anti-lundimatin. Être anti-, ce serait isoler une détermination d’une totalité et se poser contre, comme s’il pouvait en être autrement. Comme si la lutte contre la réforme des retraites aurait pu être autre chose que ce qu’elle fut, en lui opposant une “autre” lutte, au caractère de classe affirmé, à la destinée communiste immaculée. Il faut prendre chaque moment du tout comme nécessaire. On a toujours l’intersyndicale qu’on mérite, il n’y a aucune trahison là-dedans. Contre le piège maximaliste, nous n’avons aucun programme alternatif à opposer au citoyennisme. 

Nous sommes dans les luttes quotidiennes telles qu’elles se font, et non telles que nous aimerions qu’elles se fassent. Nous étions dans la lutte contre la réforme des retraites, non par anti-macronisme, mais contre la restructuration nécessaire du mode de production capitaliste, et pour le communisme. Être pour le communisme, dans les luttes immédiates c’est comprendre que ce n’est qu’à partir de ce qu’elles sont que les luttes les plus triviales peuvent dépasser leurs limites. Le citoyennisme n’est pas pour nous un désagrément temporaire de la lutte de classe mais la limite interne à son cours quotidien, limite interne qui contient une tension à son dépassement. 

Dans cette tension, le prolétariat éprouve qu’il n’est plus rien que cette existence abjecte définie par les catégories du capital et clame son insatisfaction vis-à-vis de lui-même, annonçant par là l’activité pratique-critique de transformation de soi qui bouleverse toutes ses conditions d’existence. L’écart n’est pas un germe particulier à féconder mais ce qui fait que, dans sa lutte, le prolétariat pose sa situation générale – définie par la précarité, le chômage, et entièrement intégrée au capital – comme un étranger. Son activité révolutionnaire sera un effet se retournant contre sa propre cause, abolissant toutes les déterminations du MPC qui le définissent en tant que prolétariat. Quant à nous, « nous sommes théoriquement les guetteurs et les promoteurs de cet écart qui à l’intérieur de la lutte du prolétariat est sa propre remise en cause et, pratiquement, les acteurs lorsque nous y sommes directement engagés. Nous existons dans cette rupture »[16]. Nous ne critiquons pas le citoyennisme en le mesurant à une aune qui lui serait extérieure mais en le confrontant à ses propres échecs. Seule la critique en acte menée par le prolétariat pourra alors produire la caducité du citoyennisme. 

Il n’y a jamais de critique véritable que d’auto-critique, et il n’y a aucune théorie pertinente qui se situe en-dehors de l’activité de la classe. C’est pour cette raison que nous n’imposons aucun “devoir-être” extérieur au prolétariat dans son existence la plus triviale.  Ce sera en partant de lui tel qu’il est dans le MPC que le prolétariat pourra faire la révolution. La théorie communiste considère toutes choses du point de vue de l’abolition du capital, mais ne parvient à une telle perspective qu’en regardant à travers les crevasses et fissures que trace la lutte de classe. À tous ceux qui demandent patiemment aux luttes qu’elles se conforment d’elles-mêmes à l’idée qu’ils se font de la révolution, nous n’avons plus rien à dire si ce n’est que leur heure ne sonnera jamais.


[1] Dans le même registre, les organisations syndicales et les partis opposés à la réforme ont utilisé des sondages montrant que la plupart des français étaient opposés à la réforme et soutenait le mouvement. Les baisses, légères ou non, temporaires ou non, de sympathie de l’opinion seront âprement étudiées par les chroniqueurs de droite pour fustiger le mouvement et ses prétendues dérives.

[2] Cette journée marquera un record de participation pour le mouvement qui devance à cette occasion celui de 2010.

[3]  Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Ed. Sociales, p. 662.

[4] Qui s’accélère après la chute du mur avec l’extension du rapport social capitaliste tel que nous le connaissons à tous les anciens pays du bloc socialiste, sous l’égide de la gouvernance américaine.

[5] Endnotes, Histoire de la séparation, Ed. Sans Soleil, 2024.

[6] Roland Simon, Le concept de cycle de luttes, 9 juin 2008, https://libcom.org/library/le-concept-de-cycle-de-luttes-roland-simon.

[7] Louis Martin, Je lutte des classes, Ed. Senonevero, 2012, p. 27.

[8] Le prolétariat appartient toujours-déjà en totalité à la classe capitaliste qui peut en disposer comme bon lui semble puisqu’il prend en charge la reproduction de l’ensemble de la force de travail au travers des différents dispositifs de prestations sociales. Le non-travail (chômage, RSA, formations professionnelles, etc) fait dès lors partie intégrante du travail.

[9] En dépit de toute l’inventivité dont peuvent faire preuve les auteurs des tags qui ornent les murs des toilettes de l’ENS, et de toute l’audace qu’il faut à La Fabrique pour imprimer lesdits tags et les vendre sous format papier à la Fnac, la révolution n’est ni plus ni moins que l’activité insurrectionnelle du prolétariat qui est amené à s’abolir comme classe, en même temps que toutes les autres classes, en raison de la position contradictoire qu’il habite dans le MPC ; et non pas l’utopie qu’aimeraient faire advenir une bande d’esprits rebelles épris de liberté.

[10] Ce retour en arrière n’est donc pas possible ni même souhaitable car il implique la négation des luttes féministes et antiracistes qui contreviennent, de par leur existence même, au principe d’unicité de la classe ouvrière, tacitement blanche et masculine.

[11] Bien que la théorie ne connaisse pas de repos, il serait trop fastidieux de se lancer dans une discussion exhaustive du concept de classe moyenne en supplément de cet article déjà dense. Nous nous contenterons donc ici de renvoyer au texte de nos camarades québecois de Temps Libre sur le sujet : https://pouruntempslibre.org/2021/12/27/astarian-ferro-et-critiques-improductives-sur-quelques-objections-lancees-a-temps-libre-n-2-deuxieme-partie/.

[12] Louis Martin, op. cit., p. 11.

[13] Louis Martin, op. cit., p. 141.

[14] C’est-à-dire principalement les métiers de l’enseignement qui disposent du capital culturel pour produire leur propre discours et le diffuser médiatiquement ainsi que de la sécurité de l’emploi pour pouvoir faire grève sans prendre le risque de se voir refuser le renouvellement de leur CDD.

[15]  La macronie, bientôt finie, https://lundi.am/La-macronie-bientot-finie.

[16] Théorie communiste, « L’auto-organisation est le premier acte de la révolution, la suite s’effectue contre elle », https://libcom.org/library/l%E2%80%99auto-organisation-est-le-premier-acte-de-la-r%C3%A9volution-la-suite-s%E2%80%99effectue-contre-elle.